La peinture est partout chez Barbet Schroeder, même sur le palier. Accrochée tout en haut de la cage d’escalier qui conduit à son appartement parisien, au 6e étage d’un immeuble du 16e arrondissement, il y a d’abord cette grande composition de Ricardo Cavallo représentant la côte bretonne. Dans le salon, on remarque deux petites gouaches de Martial Raysse, dans la cuisine, des têtes de poissons de Jean Hélion. Près de l’entrée, dans la chambre d’appoint qui sert de bureau, une constellation de petites natures mortes, sans cadre, signées Ricardo Cavallo encore, sont fixées avec des punaises sur le mur derrière l’écran de l’ordinateur. Elles encerclent une œuvre de Marie-Louise Ogier – la mère de la comédienne Bulle Ogier, épouse du cinéaste.
Au côté opposé de la modeste pièce, on reconnaît un autre paysage de l’artiste franco-argentin Ricardo Cavallo, identifiable à sa technique inspirée de la mosaïque qui consiste à composer ses tableaux par l’assemblage de carrés de bois peints d’une trentaine de centimètres. À droite, au-dessus du lit, figure le visage d’une jeune fille blonde – cette « gamine » n’est autre que la mère de Barbet Schroeder – travaillé par un pinceau expressionniste. Son auteur se nomme Emil Nolde, le peintre allemand le plus populaire de la république de Weimar (1918-1933), symbole de « l’art dégénéré » pour les nazis, devenu, après la Seconde Guerre mondiale, une icône de la modernité. Pour comprendre le lien entre cet artiste, mort en 1956, et le réalisateur de More – son premier film, sorti en 1969 –, un peu d’escalade dans l’arbre généalogique s’impose.
UNE RICHE HISTOIRE FAMILIALE
Le grand-père maternel de Barbet Schroeder est l’Allemand Hans Prinzhorn. « C’était un intellectuel, psychiatre et historien d’art d’une beauté stupéfiante, décrit avec admiration son petit-fils. À l’hôpital psychiatrique de Heidelberg, où il exerçait, il s’est intéressé à la production de dessins et de peintures des résidents de l’institution. Cette collection a abouti en 1922 à la publication d’un livre, Expressions de la folie, richement illustré. » Barbet Schroeder se lève, étire sa longue silhouette, et se lance dans la recherche d’une édition originale rangée dans sa bibliothèque, en vain, malgré deux tentatives – on parie qu’il l’a retrouvée après notre départ…
À sa parution, l’ouvrage a fait forte impression sur Max Ernst et Paul Klee, qui ont salué comme leurs pairs ces créateurs anonymes et ignorés derrière les murs de leur asile. La démarche de Hans Prinzhorn a aussi inspiré, après la Seconde Guerre mondiale, Jean Dubuffet qui développera le concept d’art brut. « Mon grand-père traitait ces gens comme des artistes. Il est mort en 1933. Heureusement pour lui, il n’a pas assisté à leur extermination par les nazis. » Hans Prinzhorn était un proche du peintre Emil Nolde. Ce dernier a réalisé un portrait de la fille de son ami, la petite Ursula, future mère de Barbet, et lui a offert un très grand tableau représentant un jardin en fleurs.
Au début des années 1960,Barbet Schroeder a 22 ans. Il veut se lancer dans le cinéma, mais « n’a pas un rond en poche ». « J’ai réussi à convaincre ma mère de vendre la toile de Nolde, se souvient-il. La moitié de l’argent a constitué le capital de départ de ma société de production, Les Films du losange. » Emil Nolde a ainsi indirectement participé au financement des films du réalisateur français Éric Rohmer et contribué aux débuts de la Nouvelle Vague. Pas sûr que cela suffise à réhabiliter la mémoire de l’Allemand… À la fin des années 2010, le passé trouble du peintre a été mis au jour. Contrairement à ce qu’il prétendait, dans les années 1930, Emil Nolde était antisémite et un national-socialiste convaincu. Un scandale outre-Rhin qui a poussé en 2019 la chancelière Angela Merkel à décro-cher les deux œuvres du peintre qui décoraient son bureau.
L’histoire familiale de Barbet Schroeder est pleine de rebondissements. Il est né à Téhéran en 1941 d’une mère allemande et d’un père suisse géologue, puis a grandi en Colombie. À leur retour en Suisse, ses parents divorcent. « J’ai pris le parti de ma mère et je suis resté avec elle. Elle voulait donner une éducation française à ma sœur – de trois ans ma cadette – et à moi, alors nous sommes partis vivre à Paris, où j’ai fait ma scolarité au lycée Condorcet. »
Pendant qu’Ursula Schroeder multiplie les entrevues pour trouver du travail, une école et un logement, le Louvre « joue les gardes d’enfants ». « Comme le musée est immense, pour que l’on se retrouve, ma mère nous donnait rendez-vous à une certaine heure dans le département des antiquités grecques. J’étais très content de passer du temps dans les salles du Louvre. J’aimais beaucoup admirer les paysages de Claude Lorrain. » La famille Schroeder loge d’hôtel en hôtel et finit par poser ses valises dans un établissement situé à proximité de la librairie franco-allemande de Karl Flinker, sur l’île de la Cité. Originaire de Vienne en Autriche, ce dernier est arrivé en France avec son père Martin en 1938. La librairie Flinker, installée au 68, quai des Orfèvres, est le lieu de rencontre des passionnés du livre, parmi lesquels Paul Éluard et Colette. Karl Flinker devient un proche de sa mère et un père spirituel pour Barbet Schroeder.
RENCONTRE AVEC RICARDO CAVALLO
Dans les années 1960, Karl Flinker ouvre une galerie et partage régulièrement ses coups de cœur avec le fils de son amie. « Un jour, en 1982, il m’a dit : “Viens avec moi, il faut que je te présente un génie.” Il m’a emmené chez Ricardo Cavallo, qui vivait à l’époque dans une chambre de bonne au dernier étage d’un immeuble de Neuilly-sur-Seine. Il dormait sur le sol dans un sac de couchage, travaillait pour une société de nettoyage de bureaux afin de financer sa peinture. » C’est le début d’une amitié et de longues discussions sur l’art avec le peintre argentin arrivé en France en 1976. Le résultat de ces échanges est la sortie cet automne d’un film passionnant intitulé Ricardo et la peinture.
Après une trilogie documentaire consacrée au mal (Général Idi Amin Dada : Autoportrait, 1974; L’Avocat de la terreur, 2007; Le Vénérable W., 2016), le cinéaste offre au monde une parenthèse de beauté et de bonté. « L’idée est à chaque fois la même, témoigne Barbet Schroeder. Il s’agit de s’approcher au plus près d’un homme pour essayer de le comprendre. » La caméra emboîte cette fois le pas de l’artiste né en 1954 en Argentine. Ricardo et la peinture débute en Bretagne. Installé depuis 2003 à Saint-Jean-du-Doigt, petite commune du Finistère, Ricardo Cavallo embarque sur son dos son chevalet, sa palette et des dizaines de plaques sur lesquelles il retranscrit avec intensité les rochers de la côte qui le font vibrer.
Sa peinture est un sport qu’il pratique par tous les temps. Chez lui, la fenêtre est toujours ouverte, été comme hiver. Ainsi, il n’a aucune difficulté à s’adapter au climat breton et à sortir peindre sur le motif des paysages monumentaux. On le voit par exemple s’engouffrer dans une grotte accessible uniquement à marée basse. Ricardo Cavallo possède la discipline d’un ermite. Un véritable moine, au mode de vie austère, entièrement dévoué à ses pinceaux. En guise de robe de bure, un pantalon et une chemise tachés de pigments. Pas de tonsure, mais une abondante chevelure grise. Son régime alimentaire, invariable, a pour base du riz et des fruits. Ricardo Cavallo ne vit que par et pour la peinture. Ses toiles peuvent compter parfois plusieurs dizaines de ces petits panneaux carrés qu’il façonne et reprend inlassablement.
Voilà des années que le réalisateur du Mystère von Bülow (1990) envisage de consacrer un long métrage à son ami, formidable personnage de cinéma à l’accent qui chante et aux « r » qui roulent. Plus qu’un simple portrait, le film est un cours d’histoire de l’art en compagnie d’un attachant guide-conférencier. Car il s’agit ici de la peinture de Ricardo Cavallo, mais aussi de celles des autres. Si l’homme est frugal, il commente avec gourmandise les œuvres de ses maîtres, Eugène Delacroix, Diego Vélasquez, Claude Monet, Caravage, remontant jusqu’aux portraits égyptiens du Fayoum. Une simple question sur les premiers artistes qui ont posé leur chevalet dehors nous entraîne sans effort sur les chemins de la création. Ricardo et la peinture est un film à voir pour apprendre à regarder.
Avant de quitter Barbet Schroeder, nous lui demandons quel a été son dernier achat. La réponse coule de source : une toile de Ricardo Cavallo que l’on aperçoit dans le documentaire. Elle représente un cheval vu de croupe et des tubes de couleurs de même taille qui lui font face. Le jeu d’échelle est troublant. Le tableau est accroché dans l’entrée de son appartement à Lausanne, en Suisse, où Barbet Schroeder vit la majeure partie de l’année. D’autres œuvres de son ami recouvrent aussi les murs de son domicile new-yorkais. Le réalisateur de Maîtresse (1976) est fidèle au maître franco-argentin.
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Barbet Schroeder, Ricardo et la peinture, en salle le 15 novembre 2023.