Les Rothschild ont le sens de l’étiquette. Hier soir, la nouvelle œuvre qui orne le cru Mouton Rothschild 2021 a été dévoilée au domaine bordelais du même nom par Philippe et Camille Sereys de Rothschild et par Julien de Beaumarchais de Rothschild, les enfants de Philippine de Rothschild, avant un grand dîner in situ, le premier depuis la rénovation des lieux. Un cérémonial qui sied à cette histoire unique mêlant art et vin…
C’est Chiharu Shiota qui signe cette année l’étiquette du premier cru classé de Pauillac, « en 2021 dans la lignée de Mouton Rothschild, voluptueuse mais sans excès, en plus droit, avec un retour cette année-là à une météo plus conforme au XXe siècle qu’aux saisons sèches et chaudes qui l’ont précédée », confie Jean-Emmanuel Danjoy, directeur de la production. L’œuvre Universe of Mouton reprend l’un des motifs fétiches de l’artiste japonaise qui a représenté le Japon à la Biennale de Venise en 2015 : un frêle personnage relié à un groupe de cellules rouges formant un nuage. « Les quatre lignes reliant l’homme à l’univers représentent les quatre saisons et toutes les émotions qui y sont liées, la solitude, l’espoir et l’accomplissement », a déclaré l’artiste lors de la soirée de présentation. Ajoutant : « C’est comme si l’on conservait la mémoire de l’année dans le vin. Je trouve cela fascinant parce que je crois aussi que les objets qui nous entourent retiennent nos souvenirs et notre existence ».
En quelques traits, le dessin résume métaphoriquement les liens fragiles qui unissent l’homme à la nature : il est si facile de lâcher – ou de perdre – le fil qui nous relie à la nature… « 2021, c’était la deuxième année de la pandémie, les rues étaient vides mais la nature était là », se remémore l’artiste. « C’est la première fois que pour une étiquette de Mouton Rothschild un artiste traite de cette façon les rapports entre l’homme et la nature », a expliqué Julien de Beaumarchais de Rothschild, copropriétaire du domaine.
Comme pour les grands vins, le choix de l’artiste qui illustrera le précieux flacon est souvent affaire de maturation. Il y a longtemps déjà, Philippine de Rothschild, la fille de Philippe de Rothschild, celle qui a donné un nouvel élan et un nouvel éclat à Mouton Rothschild, avait eu un coup de cœur pour une œuvre de Chiharu Shiota à la FIAC à Paris sur un stand de la galerie Templon, sans acquérir l’œuvre toutefois. Depuis, le nom de l’artiste revenait régulièrement dans les discussions familiales, Julien de Beaumarchais de Rothschild ne ratant pas les expositions de l’artiste dans le monde. Jusqu’à ce que récemment, bien après la disparition de Philippine, un conservateur apporte au domaine le catalogue de l’une de ces expositions. Le déclic. La Japonaise est venue Il y a un peu plus d’un an au domaine s’imprégner des lieux et de l’histoire. « On ne choisit pas un artiste juste parce qu’il est connu, mais parce qu’on aime son travail, et que l’on peut tisser une vraie relation », précise Julien de Beaumarchais de Rothschild.
En 1924, Philippe de Rothschild avait eu l’idée de génie de faire appel à un artiste, Jean Carlu, pour revisiter l’étiquette de Mouton Rothschild au moment charnière, au moment où la mise en bouteille était rapatriée au Château et quittait les intermédiaires extérieurs. Ce fut une révolution dans l’histoire de ce cru acheté en 1853 par son aïeul, Nathaniel de Rothschild, désireux de servir son propre vin. Mais, c’est seulement à partir de 1946 que l’étiquette, ou tout du moins sa partie supérieure, sera confiée à des artistes différents chaque année. Au départ, ceux retenus font partie des cercles amicaux culturels de Philippe de Rothschild, lui-même scénariste, producteur de théâtre et de cinéma. Tels Jean Hugo, Jean Marais, Marie Laurencin… La consigne : créer une œuvre associée au thème du vin. La notoriété de ces étiquettes grandissant, de nombreux artistes de renom se sont laissé convaincre de sortir de leur périmètre, chaque partie gagnant finalement dans cet échange, l’œuvre créée ne faisant pas l’objet d’une transaction monétaire. Ainsi, Georges Braque contacta-t-il lui-même les Rothschild pour participer. L’ensemble des œuvres ainsi créées est parti en tournée à partir de 1981 dans des institutions prestigieuses du monde entier avec le coup de pouce d’Alfred Pacquement, ancien directeur du musée national d’art moderne - Centre Pompidou. Puis, en 2013, Philippine de Rothschild eut l’heureuse idée d’installer au domaine une exposition permanente des projets originaux. Dans chaque boîte est présenté le dessin, parfois des projets non retenus, et des documents ou photos. Ce parcours passionnant est aussi celui d’une histoire de l’art parfois subjective. Avec quelques refus de la famille, tel Max Ernst, dont l’œuvre s’est vue recalée… au profit de celle de Dorothea Tanning, son épouse ! Nul doute que l’étiquette dessinée par Balthus aurait-elle été elle aussi refusée aujourd’hui – d’ailleurs elle ne put être reprise pour la commercialisation aux États-Unis.
Si les œuvres sont au départ souvent de petit format, elles prennent ensuite de l’ampleur. Au point que le projet devient une œuvre à part entière, comme pour Poliakoff, Miró ou Picasso (un hommage en 1973 après sa disparition), et plus tard pour des artistes plus contemporains. Francis Bacon offrira ici l’une de ses dernières œuvres. Baselitz, en 1989, mettra sens dessus dessous deux béliers, emblèmes de Mouton Rothschild. Parmi les rares portraits figure une double représentation de Philippe de Rothschild par Warhol. Certains, dont un artiste américain mondialement connu, ont été plus paresseux que d’autres. Tout récemment, Anish Kapoor, Olafur Eliasson ou Peter Doig se sont frottés à l’exercice… À cette longue lignée s’ajoute donc désormais Chiaharu Shiota, devenue membre de ce club sélect, géniale idée marketing devenue une vraie aventure artistique.