Des jeunes femmes évanescentes cernées de fleurs et de drapés, des hommes aux contours de héros romanesques, des enfants angéliques… Malgré leur atmosphère résolument surannée, une puissante modernité se dégage des clichés de Julia Margaret Cameron (1815-1879). Au XIXe siècle, cette pionnière de la photographie a inscrit ce médium dans le champ artistique. Conçue par Lisa Springer, conservatrice de la photographie au Victoria & Albert Museum, à Londres, et Quentin Bajac, directeur du Jeu de Paume, à Paris, l’exposition « Julia Margaret Cameron. Capturer la beauté » lui rend hommage et constitue la première rétrospective française depuis quarante ans.
Née à Calcutta, en Inde, en 1815, Julia Margaret Cameron vit une jeunesse cosmopolite, baignée d’art et de littérature. En 1848, elle suit son mari en Angleterre, à Londres – où elle côtoie l’intelligentsia victorienne –, puis sur l’île de Wight. C’est là, à l’âge de 48 ans, qu’elle reçoit son premier appareil photographique, offert par sa fille. Elle s’essaie au médium avec passion, faisant poser son entourage : famille, amis, villageois et personnel de maison.
EXPÉRIMENTATION PHOTOGRAPHIQUE
Quelques décennies seulement après l’invention de la photographie, un simple cliché découle alors d’un processus laborieux, impliquant la manipulation de chimies et appelant une certaine précision technique. Mais Julia Margaret Cameron l’aborde avec une grande liberté. Transformant sa cave à charbon en chambre noire et son poulailler de verre en studio, elle fait de l’expérimentation son école. Sur les murs du Jeu de Paume, ses premiers portraits montrent une approche radicalement novatrice pour un monde photographique célébrant la précision de son procédé. Dans ses clichés, une imperfection est loin d’être rédhibitoire. Bavures, rayures et flou deviennent partie prenante de l’image. Ils participent à la force expressive de ses portraits.
Julia Margaret Cameron fait de la figure humaine sa spécialité. Elle produira exclusivement des portraits, un genre qu’elle aborde de manière tout à fait personnelle. « Cameron est de [ces artistes] qui ont vraiment inventé une forme de portrait psychologique », précise Quentin Bajac, notamment par son utilisation de plans rapprochés qui instaurent une intimité inédite pour l’époque. Un portrait de l’astronome et pionnier de la photographie John Herschel indique tout le génie de la photographe. Son regard lumineux nous transperce, son expression, soulignée par les jeux de lumière, s’imprime à jamais dans les mémoires, tandis qu’un flou subtil le couvre d’un voile de mystère.
L’enfance est omniprésente dans l’œuvre de Julia Margaret Cameron. Dans l’imaginaire victorien, ce premier âge est symbole de pureté spirituelle. Les enfants sont volontiers représentés dans une certaine perfection. Selon Lisa Springer, Julia Margaret Cameron leur laisse au contraire la liberté de garder leur personnalité d’enfants, comme en témoigne un putto boudeur de 1872 (I Wait), et c’est ce qui constitue, pour la conservatrice, la beauté de son regard. De même, les jeunes femmes sont immortalisées cheveux lâchés et robe froissée. La photographe à cette manière poétique de montrer ses modèles tels qu’ils sont, ajoutant à l’intime de ses portraits.
Nourrie de littérature victorienne, de sculpture classique et de peinture de la Renaissance autant que de récits bibliques, Julia Margaret Cameron se plaît à raconter des histoires à travers des images allégoriques et narratives. Mary Hillier, sa femme de chambre et l’un de ses modèles favoris, devient régulièrement Madone sous son objectif. Alice Liddell – la même Alice qui inspira Lewis Carroll quelques années plus tôt – apparaît quant à elle sous les traits de sainte Agnès avant de se transformer en Pomone, déesse des fruits et de l’abondance.
UNE APPROCHE NOVATRICE
Ce goût de la mise en scène atteint des sommets lorsqu’elle l’utilise pour créer des récits illustrés. Idylls of the King, en 1874,constitue son plus bel exercice. Écrit par son ami le poète Alfred Tennyson, ce cycle de poèmes narratifs contant la légende arthurienne est accompagné de vingt-cinq images de Julia Margaret Cameron, pour lesquelles elle fait poser son entourage dans des saynètes d’une grande finesse esthétique et expressive.
L’approche radicalement novatrice de Julia Margaret Cameron séduit autant qu’elle scandalise. Dès le départ, les réactions du monde de la photographie sont acerbes. Elles réduisent souvent la photographe à son sexe. « Quant aux photographies de Mrs Cameron, elles ont l’excuse d’être l’œuvre d’une femme. Mais ce fait même ne justifie pas une telle technique, résolument mauvaise », affirme le British Journal of Photography. Et le Photographic Journal de répondre : « Il faut reconnaître à cette dame le mérite d’avoir osé l’originalité, mais au détriment de toute autre qualité photographique. » La photographe en fait peu de cas. Elle compte de nombreux soutiens, dont celui du South Kensington Museum (actuel Victoria and Albert Museum), à Londres, qui expose ses portraits et lui met une pièce à disposition afin qu’elle y installe son studio.
Julia Margaret Cameron devient rapidement une portraitiste de renom. Le naturaliste Charles Darwin, l’écrivain William Michael Rossetti, le peintre George Frederic Watts… les grands noms de l’Angleterre victorienne se succèdent derrière son objectif. Pourtant, la photographe n’ouvrira jamais son propre studio ni n’acceptera de commandes. Plaçant toujours sa liberté créative avant tout intérêt commercial, elle choisit ses modèles.
En 1875, Julia Margaret Cameron et son mari rejoignent leurs fils à Ceylan (actuel Sri Lanka). La photographe y effectuera quelques portraits d’autochtones, mais sa production diminue considérablement. Elle meurt en 1879. Sa postérité est assurée par le photographe américain Alfred Stieglitz ainsi que par sa petite-nièce, autre femme d’envergure, Virginia Woolf.
La carrière photographique de Julia Margaret Cameron n’aura duré qu’une décennie, assez cependant pour réaliser plus de 1 200 tirages. La hardiesse et la vigueur créative de cette femme, seule face à la sévérité de ses pairs, ont ouvert la voie à la photographie moderne et inspiré d’innombrables photographes, d’Edward Steichen à Nan Goldin ou Cindy Sherman.
-
« Julia Margaret Cameron. Capturer la beauté », 10 octobre 2023-28 janvier 2024, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, jardin des Tuileries,
75001 Paris.