D’un côté, un château de style Renaissance à l’abandon, celui de Villers-Cotterêts, dans l’Aisne, ancienne résidence de chasse de François Ier. De l’autre, un décret signé en ces murs par ce souverain en 1539 : l’ordonnance de Villers-Cotterêts, laquelle imposa l’usage du français dans les actes administratifs et juridiques. Il n’en fallut pas davantage, ou presque, pour qu’Emmanuel Macron, natif d’Amiens, en Picardie, décide de métamorphoser l’emblématique forteresse picarde en… Cité internationale de la langue française, son grand projet culturel. C’est en effet le président de la République qui, en 2018, après un « appel à idées » pour augurer de l’avenir de l’auguste patrimoine, confie la création de cette « Cité » au Centre des monuments nationaux. Classé définitivement « monument historique » en 1997 – à l’exception des bâtiments ajoutés au XIXe siècle –, ledit château a connu plusieurs vies.
Lieu de villégiature donc sous François Ier, puis bien national et caserne à la Révolution, il devient, en 1808, dépôt de mendicité, puis, en 1889, maison de retraite, jusqu’en 2014, où, délabré, il sera évacué et désaffecté. Les crédits pour une réhabilitation manquent alors, d’où le lancement par l’État, en 2017, de cet appel à idées. Il est vrai que le domaine, dont l’édification s’est étirée de 1530 à 1556, est conséquent : 23000 m2 de surface totale – bâti, cours et parc – orientés selon un axe sud-nord, entre le centre-ville de Villers-Cotterêts et la forêt giboyeuse de Retz (13000 hectares). Amorcé en janvier 2020, le chantier de restauration s’achève en 2023 pour un coût de plus de 211 millions d’euros, dont 179 proviennent du ministère de la Culture, 30 du Programme d’investissements d’avenir et le reste de mécénats.
5 000M2 POUR EXPÉRIMENTER, DIFFUSER, PARTAGER
L’entrée s’effectue depuis la place Aristide-Briand, par une porte monumentale surmontée d’un fronton classique sur lequel se détachent, gravées à même la pierre, les lettres un brin incongrues de la pénultième destination du lieu : « Maison de retraite du dépar[t] de la Seine ». Une fois franchi le porche du bâtiment sur rue, le visiteur se trouve dans l’immense cour de service dite « des Offices », longée de part et d’autre par les communs. L’important complexe castral se divise, en réalité, en deux grands secteurs. D’une part les offices, différents corps de bâtiment disposés autour de la cour qui font actuellement l’objet d’un appel d’offres en vue d’y implanter un hôtel, un restaurant et des activités culturelles complémentaires ou de loisir. D’autre part, à l’extrémité nord de cette vaste cour, le logis royal. C’est dans cette seconde partie aux fenêtres ornées d’angelots que s’installe la Cité, soit 5000 m2 déployés autour d’une cour dans laquelle on pratiquait, jadis, le jeu de paume.
Cet espace met immédiatement le visiteur « dans le bain », grâce à un « ciel lexical » imaginé par l’atelier d’architecture parisien Projectiles, auteur de la scénographie et des aménagements intérieurs, en l’occurrence une série de mots d’acier fixés à la structure métallique de la verrière qui coiffe désormais ladite cour. Ces vocables ou expressions tirés du Dictionnaire des francophones – saperlipopette, onomatopée, faire palabre, astragale, tchatche, s’empierger, divulgâcher, chelou, etc. – jouent autant avec la langue qu’avec la lumière naturelle, faisant office de brise soleil. « Plus de 300 millions de personnes parlent aujourd’hui le français dans le monde, souligne Paul Rondin, directeur de la Cité. La question de l’universalité de la langue française va, ici, être réalité. Notre désir est d’expérimenter, de diffuser, de partager cette langue avec le plus grand nombre… »
Au rez-de-chaussée se trouvent entre autres l’accueil, un café, une librairie ainsi que des « espaces partagés », ateliers pédagogiques ou de formation. Contiguë à l’accueil, une salle d’exposition temporaire de 400 m2 arbore, en guise de présentation inaugurale, l’installation de l’artiste Stéphane Thidet intitulée Il n’est pas de nouveau monde (jusqu’au 10 mars 2024), proposition utopique que déclinent des dessins et la maquette d’une cabane en lévitation au-dessus d’un arbre. La Cité accueille également douze résidences d’artistes ou de chercheurs et un centre des technologies de la langue. Enfin, non loin, se loge dans une annexe – l’ancien jeu de paume couvert –, un auditorium de 250 places destiné aux débats, concerts et autres spectacles de danse ou de théâtre.
« L’AVENTURE » DE LA LANGUE FRANÇAISE
On accède au premier étage, côté ouest, par l’escalier du Roi, tandis que la sortie se fait côté est par l’escalier de la Reine au plafond voûté et ouvragé, non sans avoir admiré la sublime chapelle d’inspiration vénitienne, joyau sculptural truffé de salamandres – l’emblème de François Ier. Le parcours permanent se déploie à ce niveau noble, sur 1200 m2. « L’idée est de proposer un savoir sensible sur le langage, de provoquer des moments d’émerveillement et de découverte en donnant à voir et à entendre la langue française dans la diversité de ses expressions », assure Xavier North, ancien délégué général à la langue française et aux langues de France et commissaire scientifique principal du parcours. Dans la quinzaine de salles, les dispositifs interactifs sont légion. Afin de ménager le suspense, « notre volonté a été de ne pas présenter la “fameuse ordonnance” au début de l’exposition, mais à la toute fin d’un “voyage” qui permette de comprendre la signification de ce texte fondateur », poursuit-il.
Le parcours donne donc « à voir et à entendre » « l’aventure du français », autrement dit sa diffusion planétaire – sans éluder la violence de la colonisation –, son évolution au contact d’autres langues, son lien à la construction politique de la nation, sans oublier son rapport aux langues régionales ou sa constante réinvention. L’entrée en matière, instantanée, évoque à la fois l’oralité de la langue – pots-pourris de chansons, poème d’Henri Michaux récité par le comédien Michel Bouquet… – et l’écrit avec un gigantesque cube-bibliothèque débordant de livres à l’intérieur duquel un système immersif piloté par une intelligence artificielle gratifie le visiteur, s’il répond à une série de questions, d’une recommandation de lecture personnalisée.
Une soixantaine d’écrans et de bornes digitales tracent les contours d’un monde francophone, ainsi que 150 œuvres et objets, depuis une collection de fac-similés des merveilleuses cartes dessinées par l’artiste ivoirien Frédéric Bruly Bouabré, mêlant imagerie populaire et thèmes universalistes, jusqu’à l’épée de feu l’académicien Alain Decaux, façon-née par le sculpteur Paul Belmondo. On peut à l’envi : tester son orthographe, s’intéresser au genre ou aux accents, et jouer avec les mots, au sens propre comme au figuré. Les vocables migrent, empruntent aux autres langues et se font volontiers funambules entre la norme et l’usage. « Dans le Dictionnaire de l’Académie française, qui en est à sa 9e édition, il y a des mots qui entrent et d’autres qui sortent, des définitions qui évoluent, c’est un flux continu », rappelle Xavier North. Comme prévu, s’exhibe, au terme de la visite, « le premier “best-seller” imprimé » (dixit l’ancien délégué général à la langue française) : cette ordonnance aux 192 articles, signée le 10 août 1539 par François Ier.
Parti pris urbanistique fort, la traversée du domaine entre ville et forêt est ouverte librement au public en journée (de 10 h à 18 h), ce qui permet notamment d’aller contempler en toute simplicité l’œuvre de l’artiste malgache Joël Andrianomearisoa, Au rythme de nos désirs, dansons sur la vague du temps, plantée depuis 2022 dans le parc du château, juste à l’orée du bois.