Kunst der sechziger Jahre [« Art des années 1960 »] est un livre magnifique. Ce catalogue, publié en 1969 par le Wallraf-Richartz-Museum à Cologne, rassemble tous les grands artistes des années 1960 : Yves Klein, Robert Rauschenberg, Sol LeWitt, Ellsworth Kelly, Roy Lichtenstein… Je l’ai découvert il y a plus d’une vingtaine d’années grâce à un conservateur des archives de la bibliothèque universitaire d’Amsterdam, dans laquelle je venais de faire un dépôt de travaux personnels; j’en ai été stupéfaite. Il a été conçu par l’Allemand Wolf Vostell, un artiste qui éditait également des livres, notamment sur le mouvement Fluxus auquel il appartenait. Je me suis aussitôt sentie très proche de ce travail, car j’ai la même approche. Les portraits des artistes sont imprimés en noir et blanc sur des pages en film transparent, et les textes sur des pages en papier kraft, sur lesquelles sont aussi collées les vignettes des œuvres. Les effets de superposition sont fascinants.
Ce livre m’a d’ailleurs inspirée lorsque j’ai conçu le catalogue de l’exposition « Reality Machines » d’Olafur Eliasson, au Moderna Museet, à Stockholm, en 2015*1. Même si le résultat est complètement différent, on peut y trouver des analogies, comme cette section du livre dans laquelle des œuvres d’Olafur Eliasson imprimées en noir et blanc prennent la couleur grâce à des films colorés transparents qui viennent se superposer. Dernière chose à propos de l’ouvrage de Wolf Vostell : sa reliure, également splendide. Les pages sont maintenues par un dos en Plexiglas perforé de deux grosses vis, tel un classeur. À chaque réédition, il suffisait de produire un nouveau dos plus épais et d’ajouter les nouvelles pages. Wolf Vostell a inventé un dispositif extrêmement simple : un concept unique, mis en œuvre de bout en bout. Aucun compromis. C’est exactement ainsi que je travaille : j’aime le livre lorsqu’il est un tout. Il y a eu cinq éditions de cet ouvrage. Je les ai toutes, dont certaines en plusieurs exemplaires. Et dès que j’en trouve une dans une librairie ou en vente aux enchères, je l’achète. Les impressions diffèrent évidemment, mais c’est ce qui est beau.
L’EXPÉRIMENTATRICE
À mes débuts, je voulais absolument être artiste, devenir peintre. Je suis entrée à l’école d’art d’Enschede, non loin de la frontière allemande. C’est là que j’ai découvert des artistes comme Ellsworth Kelly ou Agnes Martin. J’étais très réservée, coupe stricte au carré et pull col en V. Je peignais et on me disait que j’étais adroite avec les couleurs. Mais un bon coloriste ne fait pas forcément un bon peintre. J’ai réalisé que l’idée romantique d’être peintre n’était pas pour moi. Être artiste, c’est avoir tout à l’intérieur de soi, c’est être complètement autonome et produire avec ce que l’on ressent. Or, je me suis aperçue que pour me mettre au travail, j’avais besoin d’une commande.
À cette époque, un professeur – également artiste –, Abe Kuipers, venait chaque mercredi avec deux valises emplies d’ouvrages de toutes sortes : art, roman, poésie… Il racontait non seulement leurs contenus, mais aussi comment ils étaient faits, et c’était passionnant. J’ai alors très vite voulu créer des livres. Pour mon diplôme, au bout des cinq années du cursus, je n’ai pas fait un livre, mais une exposition sur le papier, en l’occurrence sur l’ingrédient de base qui sert à fabriquer ce que j’aimais. Résultat : j’ai reçu pas moins de cinq propositions d’emploi à ma sortie de l’école. Et figurez-vous que j’ai choisi la plus ennuyeuse, le « SDU », le département d’impression des documents d’État, un service immense, très bureaucratique, qui produisait quantités de publications officielles, toujours les mêmes. J’y ai passé plus de cinq ans, et c’est là que j’ai véritablement appris à faire des livres. J’étais timide et je travaillais dans mon coin, mes cheveux longs penchés en avant pour ne pas être dérangée. Je prenais systématiquement les tâches les moins intéressantes, celles que personne ne voulait. J’expérimentais beaucoup : esquisses, collages, maquettes, avec un style un peu… saugrenu.
Un jour, mon travail a été remarqué par le responsable de la section des billets de banque, lequel m’a proposé de concevoir l’annuaire officiel des timbres néerlandais. Que la plus jeune employée du service hérite de cette mission prestigieuse en a de cette mission prestigieuse en a énervé plus d’un. Je me suis fait un tas d’ennemis, mais j’ai réalisé l’ouvrage. Deux éditions de suite même, 1987 et 1988. Textes imprimés les uns sur les autres, absence de césure, typographies variant en plein milieu d’une phrase, pagination aléatoire… Je m’en suis donné à cœur joie ! Dès la parution, j’ai reçu d’innombrables critiques et des lettres d’insultes de graphistes et de typographes outrés. Personne n’était satisfait, c’était un échec. A contrario, c’est à l’étranger que cela a suscité de l’intérêt. Aux États-Unis, au Japon, on a évoqué un renouveau du graphisme néerlandais. Des personnes sont venues me voir aux Pays-Bas, puis j’ai été invitée à donner des conférences, à Londres, à Paris, à New York… Bref, j’étais lancée.
MAQUETTES ET COLLECTION
L’expérimentation est pour moi vitale. Mon but est d’emmener le livre le plus loin possible. Sa réalisation implique un travail de collaboration avec le commanditaire. Il est important d’établir un dialogue. Lorsque j’entreprends un projet, je me lance sans crainte, et personne ne peut m’arrêter. Je suis loin devant, l’ouvrage est dans ma tête, le commanditaire doit suivre; et c’est parfois compliqué. Fabriquer des maquettes est alors essentiel pour qu’il comprenne mes intentions. Les maquettes rendent le livre moins abstrait. Elles me servent également à appréhender physiquement son fonctionnement, sa composition, sa distribution. Le rythme d’un ouvrage est primordial, c’est comme une musique, musique minimaliste dans mon cas. Mes livres peuvent parfois paraître chaotiques, ils sont, au contraire, très structurés. J’y veille avec méticulosité. Certes, j’aime le chaos, mais je dois d’abord structurer pour concevoir et savoir dans quelle direction aller. C’est difficile de grimper une montagne d’une traite; en revanche, par étapes, c’est faisable. Découper un livre en séquences me permet de mieux le comprendre.
La relation au corps, aussi, est cruciale : il faut prendre l’objet dans ses mains pour le ressentir. Peu importe qu’il soit petit ou grand, ses dimensions doivent suggérer le contenu. Je conçois actuellement un ouvrage sur Sonia Delaunay pour une exposition qui aura lieu en 2024 à la Bard Graduate Center Gallery, à New York; il sera carré. C’était une forme essentielle dans le travail de l’artiste, si bien que ses œuvres se déploient presque naturellement dans ce format.
Je fais des livres, mais j’en collectionne beaucoup également; des livres des XVIe et XVIIe siècles ainsi que des années 1960 et 1970. Pourquoi ces deux périodes ? Parce que ce sont des moments exceptionnels, avec une immense liberté. Peu après l’invention de l’imprimerie, des typographies et des livres étaient créés sans aucune règle ni convention. Ce devait être excitant. Je me sens très en phase avec la période moderne, de même avec les années 1960 et 1970. Certes, ce sont deux époques complètement différentes, voire opposées, mais il régnait alors une grande liberté de création. En 2014, l’État néerlandais m’a décerné le Johannes Vermeer Prize, la plus haute distinction pour les arts aux Pays-Bas. Ce prix consiste notamment en la remise d’une somme de 100 000 euros destinée à être utilisée pour réaliser un « projet spécial ». J’ai décidé de créer ma bibliothèque. Elle comporte aujourd’hui environ 250 livres : art, roman, philosophie, sciences… Des livres très spécifiques évidemment, expérimentaux ou qui renouvellent les genres. Ma bibliothèque me nourrit. Elle est mon inspiration.
Au vocable « graphiste » ou « designer », je préfère celui de Book Maker –sur mon Instagram, j’ai écrit Book Activist. Je me considère comme une créatrice de livres autonome dans le monde des arts appliqués. Toutes les personnes qui gravitent autour de moi ont peu ou prou un rapport avec les livres, y compris mes amis proches. Chaque moment de ma vie tourne autour du livre.
*1 « Olafur Eliasson : Verklighetsmaskiner/ Reality machines », 3 octobre 2015 - 17 janvier 2016, Moderna Museet et ArkDes, Stockholm, Suède. Olafur Eliasson : Reality Machines, Stockholm, Moderna Museet et Londres, Koenig Books, 2016.
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Gert von der Osten et Horst Keller (éd.), Kunst der sechziger Jahre. Art of the Sixties, Cologne, Wallraf-Richartz-Museum, 1969.
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