Depuis quelques années, les galeries ont tendance à partager leurs stands sur les foires, souvent pour en mutualiser les coûts. Cependant, un événement intime au Japon, intitulé Art Collaboration Kyoto, a transformé ce concept en un modèle unique. L’idée est que chaque galerie japonaise invite une enseigne étrangère sur un stand partagé. La troisième édition se tient au Centre international de conférences de Kyoto (ICC Kyoto) jusqu’au 30 octobre 2023.
« L’idée de collaboration existait déjà depuis longtemps dans le monde de l’art, mais nous avons pris l’initiative d’en faire le concept de la foire », explique à The Art Newspaper Yukako Yamashita, directrice du programme d’Art Collaboration Kyoto (ACK).
ACK a été lancée en pleine pandémie de Covid-19. « C’est la première fois cette année que nous pouvons organiser une foire sans réglementation Covid et où les gens ne portent pas de masque », ajoute Yukako Yamashita.
Cette dernière a été recrutée l’année dernière pour diriger le programme d’ACK et conseiller la Ville de Kyoto. Conçue pour donner un nouvel élan à la scène artistique de la cité, la foire est soutenue par la préfecture de Kyoto et sa Chambre de commerce et d’industrie, ainsi que par des associations telles que l’Association des marchands d’art contemporain. Elle bénéficie également du soutien des ministères japonais des Affaires étrangères et de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie.
La foire a lieu juste avant l’Art Week Tokyo, qui se tiendra du 2 au 5 novembre 2023. « Nos événements sont proches sur le calendrier mondial, ce qui permet d’avoir un bon retentissement et de promouvoir la scène artistique de notre pays », insiste Yukako Yamashita.
Cette édition d’ACK réunit 26 galeries japonaises « accueillant » le même nombre d’enseignes étrangères en tant qu’« invitées ». Elle comporte également une section intitulée « Kyoto Meetings », composée de 11 stands de galeries individuelles, japonaises et étrangères, qui exposent des artistes dont les œuvres sont en lien avec Kyoto. Environ la moitié des exposants participent pour la première fois.
Shibunkaku de Kyoto et Crèvecœur de Paris proposent une collaboration surprenante. Shibunkaku est spécialiste de l’art japonais classique et traditionnel, tandis que Crèvecoeur expose des artistes contemporains souvent à la pointe. Ce sont ces différences qui ont séduit Axel Dibie, cofondateur de Crèvecœur avec Alix Dionot-Morani. « Shibunkaku est l’un des plus grands marchands japonais et s’ouvre à l’art contemporain », explique Axel Dibie. Son artiste, Ernst Yohji Jäger (né d’une mère japonaise et d’un père allemand), basé à Vienne, a effectué une résidence de trois mois dans l’espace de résidence d’artistes de Shibunkaku, Saga House, à Kyoto, au printemps dernier. Le stand fait dialoguer des œuvres de différentes époques, telles que Tosa Sea, qui représente un arbre en fleurs devant l’océan, par Chikukyō Ono, formé au style de peinture Nihonga, et Another Kind of Mind de l’artiste américaine Autumn Ramsey, une peinture contemporaine onirique de fleurs abstraites.
C’est la deuxième fois que Crèvecoeur participe à la foire après avoir collaboré avec Kayokoyuki de Tokyo l’année dernière. Cette fois, Axel Dibie est membre du comité de sélection. « Nous représentons plusieurs artistes japonais et nous sommes très intéressés par l’art et la culture d’ici, il est donc naturel pour nous de vouloir y développer notre réseau », nous déclare Axel Dibie, qui a vendu lors du vernissage le tableau d’Ernst Yohji Jäger Strange night or the mute city (2023), représentant trois personnages debout sur des marches éclairées par la lune.
Plusieurs galeries participent en effet parce qu’elles représentent un ou plusieurs artistes du pays du Soleil levant. Kotaro Nukaga (Tokyo) a invité Almine Rech car les deux galeries représentent l’artiste japonais Tomokazu Matsuyama. Lors du vernissage, elles ont vendu conjointement son tableau Blue Monday Frost (2023), pour 260 000 dollars. Représentant un jeune couple à la mode dans un paysage parsemé de flocons de neige et rempli de fleurs printanières, cette œuvre associe des références à la période Edo du Japon et à l’expressionnisme abstrait, selon Kotaro Nukaga. « Son travail est comme un carrefour entre la haute et la basse culture, l’ancien et le nouveau, les produits de base et les marques de luxe », explique le marchand japonais. Thibault Geffrin, directeur de la galerie Almine Rech à Londres, explique que Tomokazu Matsuyama est à l’origine de la collaboration entre les deux galeries : « Lors de son exposition à notre espace londonien en début d’année, l’artiste nous a mis en contact [avec Kotaro Nukaga] ». Tomokazu Matsuyama présente également une exposition personnelle au Musée d'art contemporain de Hirosaki, dans la ville japonaise d’Aomori, jusqu’au 17 mars 2024.
De son côté, SCAI The Bathhouse de Tokyo a invité Axel Vervoordt Gallery (Anvers, Hongkong) parce qu’ils représentent tous les deux l’artiste mexicain Bosco Sodi. « Nous sommes très honorés d’avoir été choisis par SCAI The Bathhouse, car c’est l’une des plus importantes galeries du Japon, qui travaille avec Lee Ufan, Anish Kapoor et Tatsuo Miyami, affirme Mariko Kawashima, directrice d’Axel Vervoordt à Hongkong. Je trouve que le concept de la foire s’apparente à l’hospitalité japonaise ; j’aime cet esprit de collaboration ». Les deux galeries ont vendu conjointement une petite peinture rouge aux volumes saillants de Bosco Sodi pour un prix non divulgué. Leur stand présente également une rare sculpture murale en céramique de Lee Ufan, datant de 1986 (présentée par SCAI The Bathhouse), ainsi que des œuvres contemporaines de Kimsooja et Jaffa Lam. Basée à Hongkong, Jaffa Lam a réalisé deux pièces de patchwork en tissu, dont le prix avoisine les 20 000 dollars, à partir de parapluies recyclés dans le cadre d’un projet communautaire en collaboration avec des femmes locales qu’elle a payées pour coudre le tissu selon ses spécifications.
Art Collaboration Kyoto se distingue également par sa scénographie. Plutôt que de présenter les stands selon un plan classique en quadrillage, ils sont disposés en îlots, à l’image des ruelles étroites de Kyoto. Selon une directrice de la Tomio Koyama Gallery de Tokyo, dont le fondateur fait partie du comité d’ACK, la scénographie ressemble davantage à un salon ou à une exposition qu'à une foire. L’enseigne a invité la galerie Johyun de Busan, en Corée du Sud, car toutes deux représentent l’artiste coréen Kim Chong Hak, connu pour ses peintures florales à l’acrylique. Tomio Koyama a vendu des œuvres de petite taille de l’artiste américain Benjamin Butler, qui sont exposées à côté d’une sculpture saisissante d’un rocher attaché par une corde de l’artiste japonais Kishio Suga.
Toutes les galeries n’ont pas été collaborées parce qu’elles ont un artiste en commun. BLUM (Los Angeles, New York, Tokyo) a invité la galerie Matthew Brown de Los Angeles par affinité. « Tim Blum possède une galerie à Los Angeles depuis 30 ans et a estimé qu’il était important d’y encourager les artistes de la jeune génération », explique Tatsuya Yamasaki, directeur de BLUM au Japon (La galerie de BLUM s’appelait jusqu’au 17 octobre Blum & Poe, avant que les fondateurs, Tim Blum et Jeff Poe, ne se séparent, laissant le premier à la tête de la galerie). L’exposition présente de manière harmonieuse les céramiques de l’artiste polonaise Magdalena Skupinska et les peintures épurées d’enfants noirs de la Japonaise Asuka Anastacia Ogawa, représentées par BLUM, confrontées aux paysages minimaux de la Française Julie Beaufils, exposée par Matthew Brown.
À l’entrée de la section intitulée « Kyoto Meetings », est proposée chez Neugerriemschneider de Berlin une exposition personnelle d’Olafur Eliasson composée des formes circulaires et elliptiques. L’artiste islando-danois, basé à Berlin, a visité Kyoto l’année dernière et a été fasciné par ses temples, dont le Ryōan-ji, avec ses jardins zen. Le temple a inspiré Mirror my groundedness in me (2023), qui a été cédé lors du vernissage. Olafur Eliasson est lauréat du Praemium Imperiale 2023 dans le domaine de la sculpture, un prix décerné par la Japan Art Association à Tokyo. Il présentera également l’exposition inaugurale « Olafur Eliasson : A harmonious cycle of interconnected nows », organisée par le Mori Art Museum dans son espace d’Azabudai Hills à Tokyo, du 25 novembre 2023 au 31 mars 2024.
Parmi les autres œuvres remarquables du Salon, citons les sculptures de Takuro Tamura, qui représentent des amants entrelacés en mortier et avec des têtes de miroir (Maki Gallery, Tokyo), dont l’une a été vendue lors du vernissage. À proximité, chez Karma (New York, Los Angeles), figurent les peintures envoûtantes de Dike Blair, inspirées par son séjour à Kyoto après avoir reçu une bourse de la John Simon Guggenheim Memorial Foundation en 2009. Cette série d’œuvres à petite échelle représente des plats, du saké, des bols de fruits et des plantes.
Les allées d’ACK sont ponctuées d’une série d’œuvres sélectionnées par le commissaire invité Greg Dvorak sous le titre « Beyond Glitch ». Au milieu de la foire, est exposée la sculpture Gennama (2023) des artistes Ken et Julia Yonetani, un duo japonais et australien basé à Kyoto. Composée de trois balles de riz, Gennama rappelle que les paiements dans le Japon prémoderne étaient souvent effectués en riz – un commentaire ironique sur la dévaluation de la nourriture dans l’économie d’aujourd’hui. Le couple est également agriculteur biologique et présente à ACK son Guerrilla Farmer’s Market, qui propose du riz noir et blanc et des haricots.
Pour les visiteurs internationaux, le hors les murs d’ACK est aussi hautement dépaysant, de séances de méditation dans des temples à des visites guidées de musées historiques privés. L’exposition « Bird Time » de l’artiste belge Harold Ancart, qui présente sous l’égide de la Contemporary Art Foundation (créée par le milliardaire et collectionneur Yusaku Maezawa), des petites peintures de paysages au temple zen Ryosoku-in, fondé en 1358, est la plus mémorable. Au-dessus des tatamis, sont exposées des œuvres paisibles, telles qu’un coucher de soleil sur l’océan, des branches de fleurs et des montagnes enneigées, s’inspirant de l’Ukiyo-e, l’une des formes de l’art japonais.
Art Collaboration Kyoto, du 28 au 30 octobre 2023, Kyoto International Conference Center, Takaragaike, Sakyo-ku, Kyoto, Japon