C’est un artiste rare qui expose en ce moment à la galerie Olivier Varenne à Genève. D’où cette question : comment expliquer l’absence prolongée de l’auteur de ces toiles dont la vigueur roborative et le plaisir évident de la couleur sont une absolue révélation ? On insiste : pourquoi Bernard Borgeaud, qui présente ses œuvres récentes aux côtés de Bernard Frize et de Felice Varini, n’a-t-il pas davantage sa place dans l’art contemporain français d’après-guerre ? « Il était dans le groupe de Christian Boltanski, Jean Le Gac, Sarkis, André Cadere… Mais c’est l’oublié de la bande », reconnaît Jean-Hubert Martin, curateur de cet accrochage intitulé « Des perspectives pour la peinture ». Lequel avance une hypothèse pour justifier cette éclipse : « C’est quelqu’un d’extravagant. Il est parfaitement au courant de ce qui se passe dans le monde de l’art, et sait que ce qu’il fait n’est pas à la mode. Malgré tout, il continue et est ravi de montrer son travail. » Avant d’ajouter : « Il vit au nord de Perpignan. Habiter loin de Paris pour un artiste est un vrai handicap. »
Un isolement que Bernard Borgeaud revendique. « Mon atelier se trouve dans un village où le ciel est immense. Je suis en contact avec les éléments premiers. Je regarde tous les jours les couchers de soleil, ce moment magique où la nuit arrive et la lumière s’en va. Tout cela me constitue et j’en ai besoin. »
La lumière, justement. C’est par elle que tout a commencé au début des années 1980. Bernard Borgeaud s’intéresse alors à la photographie alors que tout le monde revient à la peinture. Sa capacité à marquer la profondeur le fascine. Pour lui, elle perpétue la tradition de la perspective que la modernité a abandonnée en inventant la peinture abstraite. Alors, il prend des photos de reflets sur l’eau et de lumière. Dans sa chambre noire, il fait gicler ensuite le révélateur sur le papier sensible avec un pinceau, laissant le motif n’apparaître qu’aux endroits du geste. « Ce qui m’a gêné au bout d’un moment, c’était le côté statique de la photographie. Je voulais obtenir une dynamique des choses, mais j’utilisais des vitesses d’obturation très lentes qui m’obligeaient à ne pas bouger. Avant de prendre une photo, je remplissais des carnets de dessins. Comme une forme de préparation, pour stimuler ma sensibilité. Et puis, je les ai agrandis, parfois à une échelle monumentale. C’est à ce moment que j’ai décidé de peindre. »
Les peintures exposées chez Olivier Varenne viennent de là. Mais peut-être de plus loin encore. Bernard Borgeaud l’admet : ce passage à la toile n’a pas été facile. « J’ai jeté un nombre astronomique de peintures. Mais j’ai persévéré car, comme dans le taoïsme qui m’a toujours intéressé, c’était le chemin à suivre. » Un chemin qui va le mener à cette peinture qui, pour lui, n’est ni ouvertement figurative, ni ouvertement abstraite. « Les œuvres présentées ici sont pour moi les plus abouties, dans le sens où elles prennent en compte la totalité du mur. Les vides y sont aussi importants que les surfaces peintes », explique l’artiste. Comme pour ses premiers travaux photographiques, ses tableaux, qui portent en titre la période de leur exécution, font l’objet de nombreux dessins préparatoires. L’artiste teste ainsi les associations et les oppositions de couleurs qui vont aimanter les deux parties de l’œuvre. Avant d’en déterminer la forme des toiles. « Je fais des dessins à l’échelle pour élaborer l’espace. Une fois que je suis satisfait, je commande le châssis. » Arrive alors le moment du geste, l’action finale et incontrôlable d’un processus parfaitement maîtrisé. Devant ces coulures qui se répondent et se repoussent, on pense forcément à Morris Louis et à cette peinture américaine que Bernard Borgeaud admire. L’artiste cherchait la dynamique des choses qui s’affranchit du plan pour renouer avec le point de fuite ? Il l’a trouvée dans ces traces qui s’échappent du cadre et se poursuivent bien au-delà du mur. « L’infini, on le voit, on le conçoit grâce à l’astrophysique, mais on sait pertinemment qu’on ne pourra jamais l’atteindre, constate-t-il. Cette finitude a quelque chose de désespérant. C’est donc à l’artiste d’aujourd’hui d’inventer une forme à ces limites qu’on ne peut pas représenter. »
« Bernard Borgeaud, Bernard Frize, Felice Varini : des perspectives pour la peinture », 13 septembre - 4 novembre 2023, Galerie Olivier Varenne, 37-39 rue des Bains, Genève, Suisse.