PARIS
Il vaut mieux ne pas trop s’attacher au titre de l’exposition conçue, pour le musée du Luxembourg, par Cécile Debray, présidente du musée national Picasso-Paris, et l’historienne Assia Quesnel : s’il annonce l’un de ces dialogues-duos-duels qui ont souvent été orchestrés ces dernières années, Pablo Picasso qui y figure – célébration du cinquantenaire de sa disparition oblige – n’est qu’un des artistes ayant croisé la route de Gertrude Stein, dont l’écriture a bien plutôt innervé, on le voit ici, tout un pan de la création, du début du XXe siècle à aujourd’hui, de l’art moderne à ses prolongements et relectures, entre Paris et les États-Unis.
Paris, précisément, n’est qu’un « moment » dans cette histoire racontée en deux temps : certes le premier, séminal, de l’invention du cubisme, laquelle se joue, non seulement comme on a coutume de l’écrire entre Georges Braque et Pablo Picasso, mais aussi à la confluence entre peinture et poésie. La poétesse américaine n’y est plus considérée simplement comme la collectionneuse intrépide qui a soutenu les cubistes et Henri Matisse à leurs débuts, ou comme la chroniqueuse de cette scène parisienne du début du XXe siècle qu’elle a dépeinte dans l’Autobiographie d’Alice Toklas (1933), mais comme une créatrice ayant mené, en parallèle et en écho avec ses contemporains artistes, une refonte complète de la langue poétique.
RADICALITÉ POÉTIQUE
S’ancrant dans le quotidien le plus simple – objets, nourriture et chambres forment les trois ensembles qui composent son livre Tendres Boutons, publié en 1914 –, Gertrude Stein érode la transparence du langage jusqu’à en faire vaciller le sens et percevoir la texture, travaillant le rythme dans un singulier mélange d’irrégularités, de retours et de répétition. Les parentés avec le cubisme, en effet, ne manquent pas, et les relations entre les créateurs documentées, tant par des correspondances que des portraits croisés : le poème de Gertrude Stein « If I Told Him. A Completed Portrait of Picasso » (1923) permet de faire entendre sa voix.
Au premier chef et logiquement, la radicalité poétique de Gertrude Stein infuse le théâtre, la musique, les arts de la scène, qui, aux États-Unis, après la Seconde Guerre mondiale, connaissent des transformations profondes, notamment avec le Living Theater, la compagnie que Judith Malina et Julian Beck fondent en 1950, ou les expérimentations de l’artiste John Cage et du chorégraphe Merce Cunningham. Ensemble, ils dessinent l’une des facettes de la postérité de l’écrivaine, laquelle, à partir d’une tournée de lectures organisées en 1935, commence à se forger une réputation outre-Atlantique. «L’Amérique est mon pays et Paris est ma ville», déclarait-elle, l’année suivante, en 1936, alors qu’au Museum of Modern Art, à New York, étaient retracées les décennies qui avaient vu naître le cubisme et l’art abstrait.
Née en Pennsylvanie en 1874, Gertrude Stein a vécu la majeure partie de sa vie jusqu’à sa mort en 1946 en France, où elle a produit son œuvre majoritairement en langue anglaise, à l’exception de son essai consacré à Pablo Picasso paru en 1938, en français. À la lumière de son parcours, les échanges entre les continents et les scènes artistiques résonnent de nouvelles questions touchant à l’identité culturelle. Gertrude Stein les affronte, avec distance, dans son volumineux ouvrage The Making of Americans. Being a History of a Family’s Progress, publié en 1925, qu’elle considérait comme son grand œuvre et où l’on peut lire : « Il m’a toujours semblé que c’était un rare privilège que d’être une Américaine, une vraie Américaine, une dont la tradition a mis à peine soixante ans à se créer. » Et qui, pour ce faire, a dû passer par l’invention d’une langue propre.
CIRCULARITÉ
Ce n’est pas le portrait de Gertrude Stein peint par Pablo Picasso en 1905-1906 et qu’elle a légué au Metropolitan Museum of Art, à New York, qui ouvre l’exposition, mais celui, bigarré, qu’Andy Warhol a exécuté en 1980 d’après une photo d’identité de la fin de sa vie. C’est une indication forte de la courbe suivie par l’accrochage dans son second temps, l’«American moment». Les avant-gardes des années 1960 et 1970 s’y retrouvent, dans leur exploration du collage, de l’assemblage et du langage, que les mots soient intégrés à des compositions, tel chez Jasper Johns ou Robert Rauschenberg, ou qu’ils deviennent le matériau même de l’œuvre devenue texte ou livre, comme pour nombre d’artistes de la mouvance Fluxus, dont Emmett Williams.
Au fondement de la diversité des formes que l’on observe, le caractère composite et l’éclatement s’imposent comme constantes principales, ce qui ne peut qu’infléchir la lecture du groupe d’œuvres d’apparence minimalistes ou conceptuelles réunies dans la suite de l’exposition. Quoi de mieux que le cercle, forme simple et pure par excellence, pour affirmer, par la mise en mouvement décentrée que lui imprime Marcel Duchamp dans ses Rotoreliefs, par les séductions de la matière et du volume orchestrées par James Lee Byars, par la circularité obsessionnelle du langage qui
tourne en rond, de la tautologie – « A Rose is a rose is a rose is rose » –, que la neutralité est illusion. Le monde est rond, tel est le titre d’un ouvrage publié par Gertrude Stein en 1939 – il n’est donc pas un cube. Les protagonistes ne cessent d’y questionner leur identité, définitivement instable, ainsi de son personnage Rose dont l’auteure écrit : « Rose était son nom et aurait-elle été Rose si son nom n’avait pas été Rose. Elle avait l’habitude d’y penser et elle avait l’habitude d’y repenser. Aurait-elle été Rose si son nom n’avait pas été Rose et aurait-elle été Rose si elle avait été jumelle. »
L’exposition tend vers un tel vertige, elle qui déroule deux fils en même temps, celui de l’histoire des formes et celui de la situation dans l’espace et le temps, le centre et les marges; elle qui se referme en boucle sur la voix de Gertrude Stein et son portrait warholien intégré dans le portfolio des Ten Portraits of Jews of the Twentieth Century et qui, ce faisant, suspend son œuvre et sa figure entre l’avènement de la modernité occidentale et les questionnements actuels, à partir de sa position de femme, juive, créatrice et lesbienne. Dans la dernière salle, les œuvres de Deborah Kass (Let Us Praise Famous Women #2, 1994-1995), Gary Hill (la série des Engender Projects, 2022), Ellen Gallagher (Dance You Monster, 2000), Andy Warhol ou Glenn Ligon (l’ensemble Negro Sunshine, 2023) construisent le kaléidoscope des lectures potentielles aux-quelles l’œuvre et la vie de Gertrude Stein sont à même d’ouvrir pour aujourd’hui.
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« Gertrude Stein et Pablo Picasso. L’invention du langage », 13 septembre 2023-28 janvier 2024, musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, 75006 Paris.