Delcy Morelos : El oscuro de abajo
Commençons par la fin puisque la fin est un commencement, la découverte d’une installation spécifique du type expérience intense : El oscuro de abajo. Le sous-sol de la galerie Marian Goodman est en partie plongé dans l’obscurité, le sol et les murs, à partir d’un certain point, recouverts de terre. Les arêtes obliques du tracé font penser à l’ombre que projetterait un large volume. L’œil s’habitue peu à peu à cette pénombre et l’on continue d’avancer à travers l’étroit passage délimité jusqu’au seuil. Et, là, en absorbant les parfums (clous de girofle, cannelle), le visiteur a l’impression de pénétrer et d’habiter l’obscurité. On nous dit que si la terre est devenue le matériau privilégié de Delcy Morelos, c’est qu’elle a été témoin des spoliations de propriétés en Colombie et que l’adjonction d’épices se rattache à un rituel des Andes. Cet art est une poursuite de la peinture par d’autres moyens, une façon de garder mémoire de l’abstraction en même temps que celle de sa terre et de son peuple.
Si l’on revient au rez-de-chaussée de la galerie, on voit un ensemble d’œuvres qui travaillent de différentes manières avec la toile et avec le pigment. Même lorsqu’elle semble se contenter de peindre, l’artiste prend en considération non seulement la matérialité de la toile mais aussi sa nature organique jusqu’à l’histoire de sa production. Remarquable est l’ensemble des Agua salada organisada, de larges bandes verticales de près de trois mètres de haut, dans une toile épaisse écrue, en plusieurs épaisseurs. Tout à la fois toiles libres, sculptures et présentoir. Les bandes sont sur une longueur variable teintées de brun. Le titre renvoie à la quantité d’eau contenue dans le corps. Une approche sensorielle du sublime.
Du 14 octobre au 21 décembre 2023, Galerie Marian Goodman, 79 & 66, rue du Temple, 75003 Paris
Jean-Luc Moulène : Le point le puits le plein et la pluie
L’exposition de Jean-Luc Moulène est du genre poétique. Pas au sens où on l’entend habituellement, c’est-à-dire avec des images et des symboles, mais dans la façon de faire surgir des rapprochements, d’articuler des œuvres en trois dimensions, de la photographie, du travail. La scénographie est de type muséal : au centre, des sculptures posées chacune sur un large socle cylindrique blanc. L’une d’elles est un anneau tordu à la Pevsner : Articulation, humérus-clavicule ; une autre, un tibia en bronze porté par une maigre colonne qui pourrait être sa part de chair : Figure et fond (tibia). Cette présentation donne la mesure de l’humain, des pleins et des vides qui nous habitent, et fait voir large. De chaque côté, sur des socles parallépipédiques, des têtes d’écorchés en ciment avec des pendentifs d’acier, veilleurs de ce « rituel sans liturgie ». Ils nous évoquent le monde intérieur à l’instar de l’autoportrait de Paul Klee où les paupières sont des lèvres. Au mur, des photographies de nature noir et blanc, prises à la chambre avec un long temps de pose qui a permis de saisir le passage de la lumière et du vent.
L’os est omniprésent. Par exemple, sur une photographie où une jambe fortement contrastée est appariée avec un tibia artificiel et plat sous la lumière. Une étude mi-artistique, mi-scientifique et davantage que cela. On voit aussi un petit tas d’os en bronze unis en une poignée : les os de la main au nombre de 24. Enfin, tout au bout du parcours, dans le deuxième espace de la galerie, est présenté un dodécaèdre en métal d’où sortent des tiges filetées et un os encore qui surmonte le tout, à faire sourire ce satellite primitif. Le musée d’art moderne rejoint celui des sciences et techniques, la terre parle au cosmos. L’os, comme un marqueur et un paradigme pour porter une spéculation sur la sculpture et le reste.
Du 16 octobre au 18 novembre 2023, Galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot, 75003 Paris
Anne Le Troter : Les Pornoplantes
Anne Le Troter a rêvé qu’elle portait « un peignoir rose chargé de quarante haut-parleurs contenus dans des languettes de papier ». Le prolongement du rêve, c’est cette installation sonore, cet Hörspiel pour une spectaculaire salle d’écoute. On y entend une conversation à plusieurs, délirante, décousue, où reviennent les noms de Merce Cunningham et de Robert Rauschenberg. Les protagonistes visionnent sur YouTube une captation de Antic Meet, célèbre chorégraphie du premier avec la collaboration du second. Dans Antic Meet, un des danseurs porte une chaise sur son dos et, à partir d’elle, les voix élaborent un propos schizo-théorique sur un devenir-chaise, et un devenir living-room. Entre aussi dans l’affaire une part d’animalité. À partir de là, on peut envisager d’autres modes de relations, porter, supporter les autres, se laisser habiter par des voix. Bizarre, assurément, régressif et transgressif un peu.
Le décor, c’est un rouleau de moquette rose délavée et à demi déroulé, un sinueux parcours de gaines au sol d’où sortent des câbles pour haut-parleurs ou de larges fils de caoutchouc qui font sangles sur les bancs qui nous accueillent. Tout est connecté sur un mode ludique et symbolique. Aux murs, des dessins en couleur et d’autres à la pâte de plomb sur verre en rapport avec ces histoires de Corps living room, pièce sonore produite par Duuu Radio et éditée en vinyle. Anne Le Troter a trouvé une manière percutante de suivre ses rêves en faisant entendre des voix.
Du 14 octobre au 18 novembre 2023, galerie frank elbaz, 66 rue de Turenne, 75003 Paris
Tony Matelli : Displacement Map
Chez Andréhn-Schiptjenko, Tony Matelli en mode (presque) classique et en mode absurde. D’un côté, poursuivant dans la veine des Weeds, déjà vues à Paris, il attaque un sujet pour peintre : le bouquet de fleurs dans un vase. De l’autre côté, il continue de se représenter en sculpture (et pour la première fois en peinture) la tête à moitié coupée et avec d’autres exemplaires de celle-ci qui lui courent sur le corps. Le sculpteur et peintre lorsqu’il arrange ses bouquets choisit de les retourner pour surprendre et aborder une problématique sculpturale ; ce sont ses danseuses en somme.
Le pendant de cette aspiration à la simplicité, voire à la normalité, c’est la façon dont il joue avec sa propre figure en tenue jogging. Mais là aussi, il s’agit avant tout de pratiquer l’arrangement, de donner à son moi physique même valeur que les sculptures classiques qu’il garnit de fruits ou de pelures de fruits. Portrait de l’artiste en maître de l’arrangement, de fleurs ou de lui-même.
Du 14 octobre au 25 novembre 2023, Andréhn-Schiptjenko, 56 rue Chapon, 75003 Paris