Sur une photographie de 1915 prise dans son nouvel atelier à Montmartre, Amedeo Modigliani (1884-1920) pose devant ses toiles, fixant l’objectif. Son regard confiant est tourné vers l’avenir, personnifié ici par Paul Guillaume, qui le remplace sur le prochain cliché. Ce jeune élégant vient de miser sur lui. Il sera son premier soutien et une porte d’entrée vers la reconnaissance. Bien que relégué dans l’ombre de Léopold Zborowski – le dernier marchand d’Amedeo Modigliani –, Paul Guillaume a eu une grande influence sur la carrière du peintre, non seulement durant leur brève collaboration, mais longtemps après encore.
Plus d’une centaine de toiles, la moitié des œuvres graphiques et une dizaine de sculptures d’Amedeo Modigliani seraient passées entre les mains du marchand. Cinquante-quatre d’entre elles sont présentées dans l’exposition du musée de l’Orangerie. La réunion de ces œuvres dispersées à travers le monde et difficiles à obtenir a été permise par un travail de recherche minutieux, mené par l’historienne Simonetta Fraquelli et la conservatrice du patrimoine Cécile Girardeau, pilotes de cette plongée dans l’avènement du peintre.
DE L’EFFERVESCENCE PARISIENNE…
La première salle rassemble ainsi pour la première fois trois des quatre portraits de Paul Guillaume qu’Amedeo Modigliani a effectués entre 1915 et 1916. L’un d’eux porte la mention novo pilota, « nouveau pilote », laissant entrevoir les espoirs qu’il place dans ce dandy venu bouleverser sa vie un an plus tôt. Amedeo Modigliani et Paul Guillaume se rencontrent en 1914 par l’entremise du poète Max Jacob. Le jeune marchand est en train de construire sa galerie et part à la recherche de nouveaux talents. L’artiste italien habite Paris depuis presque dix ans et, influencé par Constantin Brancusi, travaille essentiellement la sculpture. Cette année-là, il opère néanmoins un tournant radical vers la peinture, à laquelle il se consacre jusqu’à sa mort en 1920. Paul Guillaume l’encourage, lui loue un atelier rue Ravignan, en plein Montmartre, et fait découvrir son travail dans les cercles artistiques et littéraires parisiens. Il devient vraisemblablement son galeriste en 1915. En observant les photographies du marchand chez lui, on voit à quel point les toiles d’Amedeo Modigliani sont mises en avant parmi celles des jeunes artistes qu’il expose.
Ces portraits croisés témoignent de la fascination que chacun exerce sur l’autre. Paul Guillaume et Amedeo Modigliani partagent en outre une passion pour les arts extra-occidentaux et plus particulièrement la statuaire africaine qu’ils collectionnent l’un et l’autre avidement. Le jeune marchand est un des premiers à mélanger sculptures et peintures, ainsi qu’art moderne et art africain dans ses accrochages. Recréées dans les espaces du musée de l’Orangerie, ces associations montrent l’influence de ces objets sur l’œuvre du peintre, d’autant plus flagrante à la vue de ses portraits de l’époque associés à des masques gabonais des XVIIIe et XIXe siècles. Des têtes allongées aux parties du visage simplifiées, une esthétique qui influence sa sculpture et annonce le style qui allait dominer sa peinture.
En interlude, l’exposition donne à voir un éventail d’archives, reflets
de l’effervescence créative que Paris offrait au peintre et à son marchand, tous deux réformés de la guerre pour raison de santé. Les pratiques se décloisonnent et la littérature est la complice privilégiée des arts visuels. En marge de sa galerie, Paul Guillaume lance la revue Les Arts à Paris dans laquelle toute l’avant-garde littéraire et artistique s’exprime. Lui-même est un critique prolifique et consacre plu-sieurs articles illustrés à Amedeo Modigliani, permettant à son œuvre de circuler. Parmi ces documents se tient une pièce étonnante : un album photographique dans lequel Paul Guillaume a consigné l’ensemble des œuvres d’Amedeo Modigliani passées entre ses mains. Le galeriste possédait un carnet pour chacun de ses artistes. Leur ampleur révèle l’insatiabilité du collectionneur, particulièrement lorsqu’il s’agissait de l’Italien dont il continua d’acquérir les productions malgré leur séparation professionnelle.
…AU RAYONNEMENT MÉRIDIONAL
Celle-ci a lieu dès 1916 lorsque Amedeo Modigliani rencontre le poète polonais Léopold Zborowski, soutien de ses dernières années. L’artiste préfère l’approche plus familiale de celui-ci. Soucieux de son état de santé, Léopold Zborowski installe le peintre sur la Côte d’Azur en 1918. Les portraits de Niçois qu’il réalise pendant cette mise au vert indiquent que son pinceau s’affirme pour atteindre la maturité. «C’est à cette période que se cristallise ce que l’on connaît comme le style Modigliani», observe Cécile Girardeau. Les portraits s’aèrent et laissent les corps apparaître, les cous s’allongent, les yeux se vident pour se tourner vers l’intérieur, les visages se simplifient à l’extrême : des silhouettes désormais reconnaissables entre toutes et difficiles à oublier.
Paul Guillaume maintient son lien avec Amedeo Modigliani et lui rend visite à Nice. On le voit ainsi sur une photographie de 1919, toujours plus dandy, marcher aux côtés de son ami le long de la promenade des Anglais. Après la mort du peintre, il cherchera à acquérir les œuvres nées de cette période méridionale au cours de laquelle son art est au sommet.
Les deux commissaires de l’exposition déplorent la manière dont l’histoire de l’art a souvent oublié le rôle de ce premier marchand. Pourtant, outre les années de leur rencontre qui furent un tremplin essentiel pour la carrière d’Amedeo Modigliani, Paul Guillaume a également contribué à sa notoriété posthume, notamment aux États-Unis lorsqu’il conseille le collectionneur Albert C. Barnes. En 1929, alors qu’il est un des marchands européens les plus connus, il maintient Amedeo Modigliani en honneur au sein de sa collection, montrée lors d’une grande exposition à la galerie Bernheim-Jeune, à Paris.
En seulement quelques salles, cette exposition témoigne de la force du regard de Paul Guillaume, dans le spectre duquel Amedeo Modigliani a pu s’épanouir. De sa sculpture – dont l’influence sur les premiers tableaux est prégnante – jusqu’aux toiles de la maturité, c’est une vie de peinture que le marchand aura acquise, l’évolution d’une carrière et l’accomplissement d’un artiste, résumés ici dans un concentré de trésors de l’art moderne.
« Amedeo Modigliani. Un peintre et son marchand », 20 septembre 2023-15 janvier 2024, musée de l’Orangerie, jardin des Tuileries, place de la Concorde (côté Seine), 75001 Paris.