Genève n’est pas une ville qui se distingue par sa culture cinématographique. Certes, la Nouvelle Vague a déferlé ici aussi. Dès les années 1960, Alain Tanner, Michel Soutter et Claude Goretta plaçaient la cité du bout du lac sous les projecteurs du nouveau cinéma suisse, mais avec un éclairage aux proportions tout helvétiques. Et pourtant, c’est le 7e art qui anime le projet culturel sans doute le plus ambitieux que le canton ait jamais connu.
À l’automne 2025 rouvrira Le Plaza, salle mythique menacée de démolition et miraculeusement sauvée par une fondation mécène. Cher au cœur des Genevois, l’établissement, inauguré en 1952 à deux pas de la gare Cornavin, appartient au Mont-Blanc Centre, un ensemble d’immeubles pensé et réalisé par Marc-Joseph Saugey, architecte phare des années 1950 qui a transposé à Genève l’esthétique des buildings américains. Son idée était d’intégrer la salle à un projet immobilier plus vaste comprenant des arcades commerciales, un bar-glacier et une brasserie. C’est ce projet que la Fondation Plaza va faire revivre… mais en l’augmentant considérablement.
À la tête de la Fondation, Jean-Pierre Greff, ancien directeur de la HEAD – Genève, relève là un nouveau challenge à sa mesure. N’est-ce pas lui qui, à la Haute école d’art et de design, a réussi à inscrire Genève, ville dépourvue de grande tradition textile, sur la carte internationale de la mode ? « La Fondation Hans Wilsdorf venait de racheter le bâtiment où se trouve le cinéma pour en garantir la préservation, rappelle-t-il. Dans la foulée, j’ai été contacté pour prendre la présidence de la Fondation Plaza et imaginer l’avenir de cet endroit extraordinaire. J’ai très vite pensé à un projet culturel plus vaste articulé autour de la salle, mais qui aborderait toutes les formes et tous les genres de cinéma. » Il est question des séries et des nouvelles technologies de l’image en mouvement – réalité virtuelle et augmentée – lesquelles auront leur propre espace immersif creusé en sous-sol « auquel on accédera par une rampe qui plongera progressivement le spectateur dans le noir ». Mais aussi des salles d’exposition qui exploreront les liens entre le cinéma et d’autres champs de création, dont l’architecture avec une section consacrée à l’œuvre de Marc-Joseph Saugey. En tout, 2 500 m2 comprenant la brasserie, le bar-glacier, une librairie- bibliothèque et même un hôtel-cinéma de vingt chambres installé au premier étage du bâtiment. « Chacune aura son propre programme de films élaboré par nos équipes ou des programmateurs invités et projeté sur un écran », continue Jean-Pierre Greff. Le tout restauré et construit sous la
houlette des architectes FdMP, fervents amateurs du travail de Marc-Joseph Saugey, à tel point qu’ils se sont établis dans l’édifice qu’ils rénovent. Quant au budget de fonctionnement, il reste secret – mais devrait s’élever, sans surprise, à plusieurs millions de francs suisses – et sera uniquement financé par des fonds privés.
ACCUEILLIR LES FESTIVALS
La force de l’initiative est surtout de répondre à un manque. Genève n’a plus, depuis longtemps, de grandes salles de cinéma en centre-ville, qu’elles soient privées ou publiques. S’il y a bien celle de l’Auditorium Fondation Arditi, également construite par Marc-Joseph Saugey en 1956, sa programmation cinématographique n’est pas assez régulière. Quant aux jauges des deux salles du Grütli, elles ne dépassent pas les 260 places. « Grâce au Plaza, les festivals profiteront d’un très grand espace. Je pense au Festival du film et forum international sur les droits humains [FIFDH] et au Geneva International Film Festival [GIFF] qui pourront, dans cette salle de 600 places, répondre à leurs ambitions internationales », poursuit Jean-Pierre Greff. Les deux festivals seront d’ailleurs hébergés dans le bâtiment du Plaza. Tout comme Everybody’s Perfect, le Geneva International Queer Film Festival consacré aux minorités LGBTIQ+.
« Notre but n’est pas de tout concentrer au Plaza, mais de travailler en collaboration avec tous les acteurs du cinéma à Genève – je songe en particulier aux cinémas du Grütli –, en Suisse et ailleurs, souligne Jean-Pierre Greff. Notre rôle est en cela précis. » Et de clarifier : « Nous ne sommes pas une cinémathèque comme celle de Lausanne, nous n’allons donc pas constituer un fonds de films. De la même manière, nous n’allons pas gêner les exploitants de salles indépendantes. Notre vocation n’est pas commerciale, nous n’allons pas mettre à l’affiche des nouveautés. En revanche, nous prévoyons d’organiser d’importants événements comme des avant-premières, ce qui ne se fait plus à Genève, et d’accueillir, dans des formats adaptés, d’autres grands festivals et programmes européens. »
JAMES BOND ET CHANTAL AKERMAN
Voilà de quoi remplir les 600 places une partie de l’année ! Et le reste du temps, sachant que la salle n’est pas modulable, qu’est-il prévu ? « C’est notre principal défi, reconnaît Jean-Pierre Greff. Pour faire vivre ce lieu, il faut créer à chaque fois l’événement. À côté des festivals, nous programmerons des cycles et des séries qui remettront la notion de spectacle au cœur du cinéma. L’ensemble des espaces nous permettra d’explorer le cinéma à 360 degrés, de sa préhistoire à ses formes de développement les plus actuelles. Ce que nous monterons sera délibérément éclectique avec comme objectif de rendre intelligent ce qui pourrait être de l’ordre du divertissement ordinaire et, inversement, proposer des cinématographies pointues en nous efforçant de les rendre accessibles et attrayantes. » Il explique : « C’est pouvoir présenter une sélection des meilleurs James Bond en les contextualisant avec des discussions sur le cinéma et la géopolitique, sur l’image et le rôle de la femme dans ce type de productions, etc., et ainsi interroger ces formes de divertissement profondément ancrées dans des réalités socioculturelles. C’est aussi projeter des films conceptuels des années1960 ou une rétrospective de Chantal Akerman en parvenant à toucher un public plus large que seul celui des cinéphiles les plus exigeants. Être à la fois savants et plaisants, voilà notre mot d’ordre. » En attendant fin 2025, ce sont les artistes qui font vivre ce lieu en chantier. Les images tirées de l’histoire du cinéma de Marion Tampon-Lajarriette occupent les enseignes ovales d’anciennes boutiques du bâtiment Mont-Blanc Centre. Fabienne Radi et Clovis Duran ont imprimé des posters jouant avec les noms de réalisateurs et de réalisatrices (Sauf Yack Hop Hola). Tandis que Christian Robert-Tissot a investi le panneau lumineux géant, qui servait jadis à annoncer le film à l’affiche, avec ce titre : « Bonbons Caramels Esquimaux Chocolats ». C’est l’entracte. La séance va reprendre. Encore deux ans à patienter avant son happy end.
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