Avec ses darses, ses anciens hangars à bateaux, ses quais, Tersane Istanbul a des airs de Venise et de son Arsenale… Mais en face, l’embouchure de la Corne d’or et les minarets des mosquées rappellent qu’on est bien dans l’ancienne capitale de l’empire ottoman… C’est dans ce quartier en plein réaménagement, work in progress, que s’est ouverte le 26 septembre la 18e édition de la foire Istanbul Contemporary. Elle trouve ici un nouveau havre. L’ambition d’Ali Güreli, président du conseil d’administration de la foire : s’intégrer à un écosystème en construction comprenant des bars avec des DJ, un hôtel, des boutiques… Et de cibler notamment les jeunes générations qui, une fois détendus dans les bars idéalement installés en plein air devant le détroit, « seront plus acheteurs à la foire », dit-il.
Pour Ali Güreli, l’objectif est rien moins que de faire d’Istanbul « un hub culturel majeur » dont la foire serait l’un des pivots. D’ailleurs, pour accompagner le développement du marché de l’art en Turquie, la foire a créé en 2019 une fondation dont l’un des buts est de soutenir les jeunes artistes à travers des résidences.
Longtemps, la foire a été l’endroit où les habitants venaient généralement se former l’œil et découvrir de l’art contemporain à Istanbul. D’où une fréquentation élevée : les organisateurs tablent cette année sur quelque 60 000 visiteurs. Depuis mai dernier, et l’ouverture enfin complète d’Istanbul Modern, le musée d’art contemporain signé Renzo Piano (un satellite du Guggenheim Museum fut un temps envisagé) posé face aux embarcadères des paquebots, la ville dispose d’un outil supplémentaire de vulgarisation et de diffusion de haut niveau. Son accrochage mêle artistes internationaux et turcs, prêts de longue durée et fonds du musée, de Sarkis à Laure Prouvost. Une dynamique prometteuse qui explique aussi le lancement cette année de l’édition du Art Newspaper Türkiye.
« Sur 69 galeries, 21 participent pour la première fois, dont certains viennent de Colombie, République tchèque, Kazakhstan, Mexique… », explique la directrice, Asli Ünal. Outre cette ouverture vers des pays ou des scènes plus lointaines, la foire se recentre aussi essentiellement depuis 2019 sur une scène plus locale pour soutenir les nombreuses galeries stambouliotes, alors que l’inflation a explosé en Turquie.
Cette année, outre le nouveau lieu, Contemporary Istanbul se dote également d’un focus sur la photo. L’advisor Simone Klein, ancienne directrice du département de Sotheby’s à Londres, a sélectionné 21 artistes de 8 pays partout sur la foire. « C’est le bon moment de montrer ce que ce médium a à dire dans cette foire, et la diversité des pratiques », explique-t-elle. Parmi les photographies qu’elle a retenues figurent les images anciennes de sportives coupées en deux par l’artiste Eda Çekil qui en a enlevé les têtes, dénonciation de l’anonymisation de la femme longtemps en vigueur dans la société turque (galerie BüroSarigedik, Istanbul) ou la série Women without men de Shirin Neshat (Dirimart, Istanbul).
Par ailleurs, Marc-Olivier Wahler, directeur du Musée d’Art et d’Histoire de Genève, est le commissaire d’une petite section d’œuvres sculpturales disposées un peu partout, d’Angela Ferreira à Socratis Socratus en passant par Dorian Gaudin ou Nasan Tur. Autant d’initiatives qui, avec la signalétique pointant les solo-shows ou les tables rondes sur le boom du marché turc, renforcent la crédibilité de la foire.
Sur l’immense stand de la galerie stambouliote Zilberman, également installée à Berlin et bientôt à Miami, Itamar Gov rappelle, en néons, que la ville se veut une terre d’asile… Destination temporaire ou de longue durée pour des ressortissants du Levant et de la région MENA, mais aussi Européens, elle accueille aussi depuis 2022 des réfugiés aussi bien ukrainiens…que russes. Sur le stand très diversifié de la galerie, entre œuvres méditatives ou plus conceptuelles, l’une des pièces les plus chères de la foire est sans conteste la peinture monumentale de cinq mètres de Azade Köker de 2023, autour de 100 000 euros. « Nous avons essayé de faire un tour de force dans le choix des œuvres pour fêter les 15 ans de notre galerie, qui se veut sans frontières pour le choix des artistes », confie son fondateur, Moiz Zilberman, qui participe à dix foires par an. De son côté, Dastan (enseigne de Téhéran qui participe à Frieze London et Seoul) fait son retour à la foire avec des artistes iraniens autour de 5 000 à 30 000 dollars.
« C’est notre premier pas sur une foire en dehors de l’Allemagne , nous voulions tester ce marché nouveau pour nous », confie Yvonne Hohner, directrice de la galerie éponyme (Karlruhe) et qui montre entre autres les très belles éponges peintes comme des mosaïques de Fahar Al-Salih. Parmi les galeries non turques, IBI Art Gallery (Johannesburg) montre une œuvre de petite taille en bronze de Cathy Abraham, ballon noué évoquant la question du manque de souffle… L’œuvre a retenu l’attention de visiteurs….sud-coréens ! Parmi les stands les plus singuliers figurent celui de Mark Hachem, installé entre autres à Paris, et qui présente les boites d’images animées autour de la danse de Giselle Borras (à partir de 4 500 euros), un thème repris dans le très joli travail de l’artiste Michelangelo Bastiani qui fait danser dans des verres ou y faire surgir des orages.
Par ailleurs, la place de la femme, la féminité et le désir sont très présents sur cette édition. Celle-ci n’oublie pas non plus la question queer, avec la présence de Koli Art Space, basé à Istanbul. Dans les deux cas, des propositions plutôt retenues mais qui ménagent un espace de liberté d’expression bienvenu...
Pour les galeries étrangères, participer à Contemporary Istanbul implique toutefois de s’adapter tant à d’âpres négociations de la part des acheteurs qu’à la forte taxation à l’importation, qui comprend même des droits notariaux… Mais le jeu en vaut semble-t-il la chandelle pour certains. « La foire, grâce à son sponsor [la banque Akbank Sanat, qui finance aussi une résidence d’artistes et un prix, ndlr] fait venir collectionneurs et institutions du Moyen-Orient, de Dubai et d’ailleurs… Une importante collectionneuse suisse invitée par la foire est très intéressée par plusieurs œuvres sur mon stand », explique César Levy, directeur de la 193 Gallery (Paris), déjà présente en 2022. Ce qui compense le peu d’achats des institutions locales à la foire… En 2024, grâce à la Biennale d’Istanbul, la fréquentation devrait être encore plus internationale.
Et le galeriste d’ajouter : « notre métier, c’est de montrer des artistes et il ne faut pas le faire qu’en Europe ou aux États-Unis. Le monde a changé, il faut tenter de nouveaux territoires ».