La réussite dans le marché de l’art contemporain se résume souvent à une gestion astucieuse de son parc immobilier et de son offre artistique. Il a donc été doublement choquant d’apprendre que David Zwirner, l’un des plus grands marchands de l’histoire, avait en l’espace de six semaines renoncé à s’étendre dans un nouvel espace à Manhattan, un projet prévu de longue date nécessitant un investissement de plusieurs millions de dollars, et perdu un artiste de premier plan au profit de l’un de ses grands rivaux.
Il s’agit de péripéties inhabituelles pour l’une des galeries d’art les plus importantes et les mieux gérées au monde, ce qui n’a pas manqué d’alimenter les rumeurs. Ces épisodes sont surtout révélateurs de la rude concurrence au sommet du marché de l’art et de ses conséquences.
Fin juillet, David Zwirner a déclaré au New York Times qu’il abandonnait son projet lancé il y a longtemps de nouveau siège de cinq étages – représentant un investissement de 50 millions de dollars – dans une tour résidentielle conçue par Renzo Piano et en cours de construction au 540 West 21st Street. Cette tour, initialement annoncée par le marchand en 2018 et dont l’ouverture était prévue pour 2020, a été retardée une première fois en raison de la pandémie de Covid-19, puis une seconde fois lorsque le promoteur Uri Chaitchik, de Casco Development, n’a pas réussi à boucler son financement. La société qui gère cette propriété s’est placée sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites le 2 août dernier, comme le rapporte Katya Kazakina sur Artnet News, conduisant de fait à transformer l’« option de vente » de 28,8 millions de dollars payée par une société de David Zwirner [DZ 21st Street LLC] pour cette nouvelle galerie en une simple ligne sur la liste des créanciers du promoteur, une somme qui ne pourra probablement jamais être remboursée. Puis, le 5 septembre, a été annoncée la décision de la sculptrice américaine Carol Bove de quitter Zwirner pour rejoindre la galerie Gagosian.
Certains marchands pourraient paniquer dans ces circonstances, compte tenu des tensions et de la décélération du marché de l’art en cette année 2023. Mais David Zwirner affirme qu’il prend les choses avec un certain recul. « Le marché a définitivement ralenti au cours des 12 derniers mois, ce qui est une mauvaise nouvelle, reconnaît-il. La bonne nouvelle, c’est que nous avons des discussions beaucoup plus rationnelles en ce qui concerne les valeurs des œuvres sur le second marché, et nous avons vu des transactions prometteuses, même au milieu de l’été. »
La montée en puissance avant le ralentissement
Qu’est-ce qui a n’a pas fonctionné entre David Zwirner et Carol Bove ? Selon certaines sources, la galerie aurait eu du mal à établir un second marché pour l’artiste. « Nous avons adoré travailler avec Carol pendant plus de dix ans et nous lui souhaitons le meilleur pour la suite », s’est contenté de déclarer un porte-parole de la galerie Zwirner, interrogé à ce sujet.
Les défections des artistes représentés par Zwirner sont rares. Son portrait paru en 2013 dans le New Yorker n’en mentionnait qu’une seule, celle de l’Autrichien Franz West, parti pour Gagosian en 2001. Mais le départ de Carol Bove est le troisième au cours des deux dernières années, après celui de la Donald Judd Foundation (qui gère la succession de l’artiste) en 2021, et celui du peintre belge Harold Ancart en 2022. « La succession Judd a quitté la galerie parce qu’elle espérait qu’un changement aurait un impact positif sur le marché en perte de vitesse de Judd, ce qui n’a malheureusement pas été le cas, a justifié un porte-parole de Zwirner. Harold Ancart, lui, a quitté la galerie pour des raisons entièrement personnelles. » Il convient de noter que deux artistes majeurs ont récemment rejoint Zwirner : Gerhard Richter en 2022 et Elizabeth Peyton cet été.
Les trois artistes qui ont récemment quitté Zwirner sont désormais représentés par Gagosian. La rivalité entre les deux méga galeries est bien documentée. Dans son livre Boom : Mad Money, Mega Dealers, and the Rise of Contemporary Art (2019), Michael Shnayerson l’a décrite comme « une guerre froide dans le monde de l’art qui a contribué à façonner l’ensemble du marché ».
La perte de Franz West s’est révélée être un catalyseur pour Zwirner. Comprenant les enjeux de la concurrence, il a pris conscience de la nécessité d’agrandir sa galerie, déménageant de Soho à Chelsea l’année après ce départ. Cette décision a contribué à faire de Zwirner l’une des rares véritables méga galeries dans le monde. En 2019, Zwirner a récupéré les œuvres de West.
Plus, plus, plus
Les ventes d’œuvres d’art et l’immobilier sont devenus de plus en plus étroitement liés pour les galeries au cours de la dernière décennie. L’explosion du marché s’est accompagnée d’une concurrence acharnée entre galeries pour obtenir la meilleure offre en œuvres d’art. Les artistes recherchés se voient régulièrement offrir par les galeries concurrentes des opportunités de montrer leur travail dans des espaces plus grands et des expositions plus fréquentes, ainsi qu’un meilleur accès aux différents marchés internationaux – et donc, potentiellement, davantage d’argent et un plus grand essor pour leur carrière. En conséquence, de nombreux marchands se sentent obligés d’étendre leurs empires, en prenant de nouveaux espaces pour protéger leur écurie d’artistes du débauchage (ou pour mieux se positionner en tant que débaucheur).
Mais, comme l’ont découvert Gagosian et Zwirner, les extensions architecturales ne sont pas nécessairement récompensées par la loyauté des artistes, même si les espaces sont aménagés en fonction de leurs besoins spécifiques. Gagosian, par exemple, a modifié ses galeries pour s’assurer qu’elles puissent supporter le poids des sculptures de Richard Serra. En acier et pesant plusieurs tonnes, ces œuvres exigent souvent des structures porteuses exceptionnelles. Cela n’a pas empêché Serra, dont l’accord de représentation avec Gagosian n’est pas exclusif, de travailler avec Zwirner sur divers projets, dont le plus récent est une exposition des nouvelles œuvres de l’artiste dans l’une des galeries new-yorkaises de Zwirner en 2022.
Mais, comme l’ont découvert Gagosian et Zwirner, les extensions architecturales ne sont pas nécessairement récompensées par la loyauté des artistes, même si les espaces sont aménagés en fonction de leurs besoins spécifiques. Gagosian, par exemple, a modifié ses galeries pour s’assurer qu’elles puissent supporter le poids des sculptures de Richard Serra. En acier et pesant plusieurs tonnes, ces œuvres exigent souvent des structures porteuses exceptionnelles. Cela n’a pas empêché Serra, dont l’accord de représentation avec Gagosian n’est pas exclusif, de travailler avec Zwirner sur divers projets, dont le plus récent est une exposition des nouvelles œuvres de l’artiste dans l’une des galeries new-yorkaises de Zwirner en 2022.
De même, lorsque Zwirner a acquis un espace au 537 West 20th Street pour 8 millions de dollars en 2009, il a « effectivement… construit ce bâtiment pour Judd et Flavin », a déclaré son architecte, Annabelle Selldorf, au New Yorker en 2013. Cela n’a pas empêché la succession Judd de quitter Zwirner pour Gagosian 12 ans plus tard.
De même, lorsque Zwirner a acquis un espace au 537 West 20th Street pour 8 millions de dollars en 2009, il a « effectivement… construit ce bâtiment pour Judd et Flavin », a déclaré son architecte, Annabelle Selldorf, au New Yorker en 2013. Cela n’a pas empêché la succession Judd de quitter Zwirner pour Gagosian 12 ans plus tard.
La poignée de galeries au sommet de la profession est connue pour le traitement somptueux qu’elle réserve aux artistes qu’elle représente (ou qu’elle souhaite représenter). Mais dans un contexte de ralentissement du marché, il semblerait que les budgets de production fassent désormais l’objet d’un examen minutieux dans les galeries, y compris chez Zwirner.
La poignée de galeries au sommet de la profession est connue pour le traitement somptueux qu’elle réserve aux artistes qu’elle représente (ou qu’elle souhaite représenter). Mais dans un contexte de ralentissement du marché, il semblerait que les budgets de production fassent désormais l’objet d’un examen minutieux dans les galeries, y compris chez Zwirner.
Les ambitions et les budgets de certains projets d’artistes ont-ils été récemment revus à la baisse ? « Ce n’est pas le cas nous concernant, nous a répondu le porte-parole de Zwirner. Nous venons de réaliser une exposition très ambitieuse de Yayoi Kusama dans tous nos espaces de la 19th Street, et nous attendons avec impatience une exposition de Robert Ryman de qualité muséale en novembre, organisée par l’ancien directeur [suisse] de musée Dieter Schwarz ».
Les ambitions et les budgets de certains projets d’artistes ont-ils été récemment revus à la baisse ? « Ce n’est pas le cas nous concernant, nous a répondu le porte-parole de Zwirner. Nous venons de réaliser une exposition très ambitieuse de Yayoi Kusama dans tous nos espaces de la 19th Street, et nous attendons avec impatience une exposition de Robert Ryman de qualité muséale en novembre, organisée par l’ancien directeur [suisse] de musée Dieter Schwarz ».
Pourtant, une source travaillant sur un projet de David Zwirner affirme que, si les discussions ont d’abord été ouvertes et généreuses en termes d’ambitions pour les artistes, elles sont récemment devenues plus axées sur les œuvres elles-mêmes. « Nous avons besoin de quelque chose à vendre », s’est entendu dire l’artiste.
Pourtant, une source travaillant sur un projet de David Zwirner affirme que, si les discussions ont d’abord été ouvertes et généreuses en termes d’ambitions pour les artistes, elles sont récemment devenues plus axées sur les œuvres elles-mêmes. « Nous avons besoin de quelque chose à vendre », s’est entendu dire l’artiste.
Révolution immobilière
Il est remarquable que David Zwirner, souvent considéré comme prudent par rapport à certains de ses méga rivaux, se soit lancé dans une politique d’expansion, ouvrant plusieurs nouveaux espaces physiques au cours de la dernière décennie. En 2013, Zwirner exploitait trois galeries permanentes (deux à New York et une à Londres) ; aujourd’hui, il en gère douze à travers l’Asie, l’Europe et les États-Unis. Deux de ces douze galeries sont encore en construction ; deux autres, à New York et Los Angeles respectivement, ne sont parfois utilisées que pour programmer une seule exposition.
Depuis 2009, la galerie a investi au moins 38,4 millions de dollars dans des biens immobiliers rien qu’aux États-Unis, sans compter le projet de tour à 50 millions de dollars avec Uri Chaitchik, aujourd’hui abandonné.
La majeure partie de cette croissance immobilière s’est concentrée sur les cinq dernières années. « La fortune va aux courageux », a déclaré Zwirner au New York Times en 2018, alors que la galerie dévoilait une série d’expansions, de sa participation au développement (aujourd’hui abandonné) du 540 West 21st Street à New York, à un nouvel espace loué à Hongkong et à l’acquisition d’un entrepôt, pour un investissement de 12 millions de dollars, dans le Queens afin d’assurer le stockage et la manutention des œuvres d’art.
La galerie a ouvert une succursale à Paris en 2019, louant un espace au 108 rue Vieille-du-Temple, dans le Marais. La pandémie de Covid-19 a mis un terme à toute nouvelle croissance en 2020, mais Zwirner a lancé plusieurs expansions aux États-Unis à partir de l’année suivante. Il a loué et ouvert en 2021 l’espace de Tribeca devenu le 52 Walker, la galerie dont le programme et la direction sont assurés par Ebony L. Haynes. Zwirner s’est également étendu à Los Angeles, en louant deux espaces au 616 et 612 North Western Avenue en 2021, puis en dépensant 6 millions de dollars pour en acheter un troisième – une propriété phare construite à cet effet au 606 North Western Avenue, dont l’ouverture est prévue début 2024. La société a également dépensé 1 million de dollars pour une maison disposant de deux chambres à coucher au coin de la rue.
Zwirner a récemment annoncé des projets d’agrandissement à New York. En février, la galerie a acquis un espace pour 11,4 millions de dollars au 533 West 19th Street, qui deviendra un lieu d’exposition de près de 1 700 mètres carrés rénové par Selldorf. Cet espace sera-t-il aménagé en fonction des besoins d’un artiste en particulier ? « Notre nouvelle galerie de la 19th Street est conçue en mettant l’accent sur la hauteur sous plafonds, la lumière naturelle, les colonnes et les services de qualité muséale pour faciliter les prêts institutionnels », nous a répondu le porte-parole de Zwirner.
Zwirner a également loué 3 350 mètres carrés de bureaux au 520 West 20th Street en novembre 2022, ce qui, en fonction du prix du mètre carré dans cet immeuble, signifie que la galerie devrait payer un peu plus de 5,2 millions de dollars de loyer par an. « Nous ne pouvons pas commenter nos contrats de location, mais nous pouvons dire que David est un bon négociateur », nous a seulementaffirmé le porte-parole de Zwirner. Ces bureaux sont utilisés depuis le printemps dernier.
Ces agrandissements étaient nécessaires après l’effondrement du projet Casco au 540 West 21st Street. Au total, le dépôt de bilan des promoteurs fait état de 256,7 millions de dollars de créances, dont une créance non garantie de 28,8 millions de dollars de DZ 21st Street LLC au titre d’une « option de vente ».
Cette option de vente a suscité des doutes, car ces accords peuvent limiter la capacité habituelle des acheteurs à se retirer des transactions dans certaines conditions, en bloquant le prix de vente à l’avance. Les options de vente sont généralement utilisées comme outils de protection contre une baisse future des prix et peuvent laisser présager des incertitudes quant à la valeur future de l’actif, ce qui profite généralement plus aux vendeurs qu’aux acheteurs. Elles sont plus couramment échangées sur le marché des valeurs mobilières, en particulier le marché des actions et le marché des devises, que sur le marché de l’immobilier.
La présence de l’option de vente rappelle les difficultés rencontrées par les marchands pour trouver des locaux décents à Chelsea au milieu des années 2010. Les prix dans le quartier avaient tellement augmenté qu’ils avaient provoqué un début d’exode des galeries vers Tribeca. Peu de rivaux de Zwirner, qui avaient annoncé des agrandissements à Chelsea, ont pu acheter : Hauser & Wirth a signé un bail de 42 ans pour son nouvel espace phare au 542 West 22nd Street, ouvert en 2020 après cinq ans de travaux de rénovation. Pace a signé un bail de 20 ans pour son nouveau siège au 540 West 25th Street, une décision qui pourrait coûter à la galerie la somme astronomique de 300 millions de dollars d’ici la fin du bail en 2038.
Il est peu probable que David Zwirner récupère son investissement dans le projet du 540 West 21st Street, parce qu’il est rare que les créanciers reçoivent ne serait-ce qu’une petite fraction des sommes dues par des entités en faillite. « Le projet fait l’objet d’une procédure de faillite et, tant que celle-ci est en cours, il nous a été conseillé de ne pas faire de commentaires », nous a déclaré un porte-parole de la galerie.
La part du budget de 50 millions de dollars annoncé par Zwirner déjà versée avant que la société construisant la tour ne soit mise en faillite n’est pas connue. Les 28,8 millions de dollars précités n’incluraient pas les dépenses réalisées ces cinq dernières années. Compte tenu de la forte hausse des taux d’intérêt depuis le printemps 2022, les spéculations se multiplient sur l’ampleur réelle des pertes de la galerie dans cette opération, qui dépendrait de son effet de levier. Mais, précise le porte-parole de la galerie, « DZ 21st Street LLC est la société de holding pour les investissements de la galerie sur 21st Street et, bien sûr, ne détient pas d’effet de levier supplémentaire. DZ 21st Street LLC n’a pas contracté de prêt bancaire et ne détient pas d’hypothèque ».
À titre de comparaison, la galerie londonienne de David Zwirner a enregistré des ventes annuelles d’œuvres d’art pour un total de 40,8 millions de livres sterling (50,9 millions de dollars) et un bénéfice net après impôts d’environ 2,1 millions de livres sterling (2,6 millions de dollars) en 2022, selon les déclarations fiscales de la société britannique David Zwirner Limited.
Cependant, les chiffres britanniques et les sommes en jeu dans le développement de l’espace de 21st Street font pâle figure en comparaison des revenus mondiaux de Zwirner, qui auraient triplé au cours de la dernière décennie. En 2013, David Zwirner avait déclaré au New Yorker que l’estimation des revenus de la galerie par Forbes, qui s’élevait à 225 millions de dollars, était basse. En 2019, le Robb Report a indiqué que les revenus étaient passés à 800 millions de dollars par an. Malgré la pandémie en 2020, la galerie « a réalisé plus de trois quarts de milliard [de dollars] de ventes », selon une interview de Zwirner au podcast Freakonomics en 2021.
Mais les temps ont changé. Les professionnels s’inquiètent de l’avenir à court et à long terme, compte tenu du ralentissement actuel du marché de l’art, de l’évolution des goûts des nouvelles générations et plus généralement des changements économiques. Le sentiment des professionnels sur l’avenir du marché va de l’inquiétude raisonnée à une panique larvée, selon les interlocuteurs et leur niveau d’endettement. Nombreux sont ceux à se demander dans quelle mesure les gains phénoménaux enregistrés par le marché de l’art au cours des dix dernières années étaient ou non une anomalie.
David Zwirner reste positif. « Nous sommes au cœur d’un marché de l’art qui doit absorber des taux d’intérêt plus élevés, ce que nous n’avons pas vu depuis très longtemps, déclare-t-il. Je pense que nous sommes à mi-chemin de ce processus. Compte tenu des points forts que nous avons observés à Bâle en juin, je suis prudemment optimiste pour l’automne. »