Il s’agit d’une histoire de pillage d’œuvres d’art par une puissance européenne, mais une histoire à laquelle on ne s’attend pas. Une nouvelle exposition au Mauritshuis de La Haye révèle qu’il manque encore aux Néerlandais 67 tableaux emportés par les Français à l’époque napoléonienne.
« En 1774, Guillaume V a ouvert le premier musée des Pays-Bas, explique Martine Gosselink, directrice du Mauritshuis, qui a inauguré l’exposition « Loot-10 Stories » le 14 septembre (jusqu’au 7 janvier 2024). Il s’agissait d’une magnifique collection de 194 tableaux. Mais en 1795, les Français, entrés aux Pays-Bas, ont emporté toute la collection à Paris. »
En 1795, la République néerlandaise a été transformée par les Français en un État vassal, la République batave. Guillaume V s’est enfui en Angleterre et ses tableaux ont été emportés en France, aux côtés d’œuvres d’art pillées dans d’autres pays conquis. Une partie de la collection hollandaise est aujourd’hui exposée au Louvre à Paris. Le reste a été réparti entre les nouveaux musées fondés à l’époque dans les grandes villes de France, explique Quentin Buvelot, conservateur en chef au Mauritshuis.
La défaite de Napoléon à la bataille de Waterloo en 1815 a incité les pays européens à tenter de récupérer les œuvres d’art pillées. « Une partie des négociations prévoyait que toutes les œuvres d’art détenues à Paris, et non celles conservées ailleurs en France, devaient être restituées », explique Quentin Buvelot. Cependant, 67 œuvres d’art hollandaises et flamandes « avaient déjà été déplacées » en régions, ajoute-t-il, « et de fait, elles n’ont pas été restituées ».
Beatrice de Graaf, professeure d’histoire à l’université d’Utrecht et auteur de Fighting Terror After Napoleon : How Europe Became Secure after 1815 [non traduit, NDLR], explique que Vivant Denon, le premier directeur du Louvre, avait chargé les généraux de Napoléon de rapporter des œuvres spécifiques, notamment de grandes quantités d’antiquités égyptiennes au cours d’une campagne militaire en Égypte. Mais après la défaite de Napoléon en 1815, les représentants des pays pillés se sont rendus à Paris avec des listes d’œuvres qu’ils voulaient récupérer.
« Les autorités françaises ont déclaré que [les œuvres] avaient disparu », explique Beatrice de Graaf. Les pays pillés ont insisté sur le fait que « les Français devaient rendre toutes leurs œuvres d’art, sans quoi leurs armées resteraient et maintiendraient le pays occupé ». C’est ce qu’ils ont fait, occupant les deux tiers du territoire français pendant quatre ans, en exigeant des réparations et la restitution de leurs œuvres d’art. « Une partie d’entre elles a été restituée, mais pas la totalité », précise Beatrice de Graaf.
Les archivistes français avaient écrit « STAT » au dos des 194 tableaux hollandais (une erreur d’orthographe du mot hollandais pour « dirigeant », stadhouder). Il s’agit notamment du Chant de louange de Siméon (1631) de Rembrandt et du Taureau (1647) de Paulus Potter, ainsi que d’œuvres de Van Dyck, Holbein, Rubens et Jan Steen. Il y a eu un complot pour cacher des échelles au Louvre afin d’empêcher les Hollandais de récupérer leurs œuvres, raconte Quentin Buvelot, mais ils ont réussi à récupérer les objets d’art.
En 1818, les tableaux du Louvre sont retournés aux Pays-Bas. Ils sont exposés au Mauritshuis depuis l’ouverture du musée en 1822. Les Néerlandais ont renoncé à une tentative officielle de récupérer les 67 œuvres restées en France, comme Le mariage de Friedrich Wilhelm, prince électeur de Brandebourg, avec Louise Henriette d’Orange en 1646, de Jan Mijtens, tableau emprunté pour l’exposition « Loot-10 Stories » au musée des Beaux-Arts de Rennes.
« L’une des grandes questions qui se posent dans le cadre de cette exposition est la suivante : voulons-nous récupérer les œuvres ? Nous restituons l’art colonial pillé, alors pourquoi pas celui-ci ? », interroge Martine Gosselink. D’un autre côté, « avons-nous vraiment besoin de ces œuvres ? Avons-nous des dépôts ou des musées vides ? La réponse est non », avance-t-elle.
Beatrice de Graaf souligne un aspect positif du pillage français : l’éducation des populations. « L’idée des occupants français était que ces œuvres d’art conservées en Flandre, dans un sombre donjon allemand ou dans un château hollandais, restaient là et y pourrissaient. Mais nous, les Français, notre grande nation, nous allons montrer comment l’art doit vraiment être exposé [au public] », déclare-t-elle.
Cependant, ce n’est que lorsque les œuvres de Rubens, Van Dyck, Van Eyck et Brueghel sont retournées aux Pays-Bas « qu’elles sont devenues célèbres, après avoir été effectivement retirées des châteaux pour être exposées dans les musées, poursuit Beatrice de Graaf. Le fait que les Français aient pillé ces œuvres d’art était terrible, c’était un fait de guerre, mais cela a aussi déclenché une campagne d’éducation du public, à la fois en France et dans d’autres pays. On ne peut que s’en féliciter », conclut-elle.
« Loot-10 Stories », du 14 septembre 2023 au 7 janvier 2024, Mauritshuis, La Haye ; l’exposition voyagera au Humboldt Forum, à Berlin, au printemps 2024.