Depuis quelques années, les chercheurs et les institutions opèrent un vaste travail, ô combien nécessaire, de réévaluation de la place des femmes dans l’histoire de l’art. Dans ce cadre est faite la critique du récit longtemps livré par les historiens dans leurs analyses, mais également par les conservateurs dans leurs accrochages et leurs politiques d’acquisition. Responsable pour une grande part de l’invisibilisation des artistes femmes, ce récit est celui d’un art produit héroïquement et majoritairement par des hommes, et dont ont été exclues les femmes à cause de divers leviers institutionnels et symboliques. Aussi est-il réjouissant d’assister à cette réévaluation qui, bien qu’encore parcellaire, a pour principale vertu la (re)découverte d’œuvres stimulantes et celle de leurs créatrices.
L’exposition présentée au musée de Montmartre s’inscrit dans ce travail de relecture et offre au visiteur un point de vue renouvelé sur l’histoire du surréalisme. Elle a pour objectif de souligner la contribution souvent méconnue des femmes à sa richesse et à sa diversité. Ainsi les commissaires de l’événement, Alix Agret et Dominique Païni, font-ils du « surréalisme au féminin » une hypothèse – les membres fondateurs du groupe étant uniquement des hommes. Tous deux proposent de « réfléchir à l’ambivalente position de la femme dans le [mouvement surréaliste], mais aussi à sa flexibilité, à [sa] capacité d’intégrer du féminin en son sein ». En outre, ils donnent du surréalisme, compris comme un état d’esprit et une manière de vivre, une définition élargie, par-delà le noyau parisien réuni dès 1924 autour de son principal fondateur, André Breton, par-delà la mort de ce dernier en 1966 puis la dissolution du mouvement artistique en 1969.
UN PARCOURS THÉMATIQUE
L’exposition s’ouvre sur une galerie de noms et de visages, ceux de la cinquantaine d’artistes et d’auteures sélectionnées par Alix Agret et Dominique Païni. Les figures féminines les plus célèbres du courant surréaliste, de Dora Maar à Toyen en passant par Meret Oppenheim et Lee Miller, côtoient une multitude de personnalités moins familières du public, telles que Marion Adnams, Jane Graverol, Elsa Thoresen ou Suzanne Van Damme. Ce dispositif rappelle une autre manifestation, « Elles font l’abstraction » (Centre Pompidou, Paris, mai-août 2021), consacrée aux artistes abstraites longuement délaissées par les historiens d’art, qui débutait d’une manière comparable et avec pour même ambition d’augmenter leur visibilité. C’est là le seul point commun avec cette précédente exposition qui péchait par son gigantisme et un propos trop encyclopédique. En effet, l’échelle humaine du musée montmartrois, associée à un parcours thématique – qui n’est toutefois pas sans poser quelques questions, nous y reviendrons –, permet de confronter des visions tantôt divergentes, tantôt complémentaires.
À cette introduction didactique succède une première salle intitulée « Constellations surréalistes », dont le but est de montrer les liens qui unissent certaines des protagonistes, à l’exemple d’un grand dessin à quatre mains de Toyen et Meret Oppenheim (Ceci est inévitable, 1949), ainsi que la plasticité de leur rapport au groupe surréaliste, tant d’un point de vue temporel, avec des œuvres plus tardives comme La Trame des ancêtres de Rachel Baes (1962), que régional, avec des artistes venues du Danemark (Rita Kernn-Larsen) ou du Brésil (Maria Martins).
Cette section se mêle à la deuxième, « Le surréalisme, la vie véritable », dédiée à la puissance subversive du mouvement, qui s’exprime par le motif de la violence parricide chez Claude Cahun ou celui de la monstruosité chez Marion Adnams (Medusa Grown Old, 1947). Une vitrine de livres signés Alice Rahon, Lise Deharme ou Joyce Mansour, en contrepoint des tableaux, dessins et sculptures, signale l’approche pluridisciplinaire de la plupart des surréalistes femmes, et plus particulièrement leur attachement à l’écriture.
Les salles suivantes (« Dans la nature »–très réussie–, « Féminités plurielles », « Chimères », « Constructions » ou encore « Nuits intérieures ») explorent avec succès des thématiques chères au surréalisme : les paysages oniriques – la rougeoyante Terre brûlée (1946) d’Elsa Thoresen, un silex géant de Marion Adnams (A Candle of Understanding in Thine Heart, 1964) digne d’une Georgia O’Keeffe sous hypnose –, le corps féminin – fétichisé avec ironie par Mimi Parent (Maîtresse, 1995), inquiétant lorsqu’il est combiné à l’animal (Mary Low) ou scruté (Dora Maar) –, les architectures imaginaires (dont le très beau Palais d’Isabelle Waldberg, vers 1947) et, bien sûr, l’obscurité et l’occultisme qu’évoque notamment un dessin, magnifique et sombre, d’Unica Zürn.
QUELQUES RÉSERVES TERMINOLOGIQUES
Mais puisque les commissaires émettent l’hypothèse d’un surréalisme « féminin », en quoi le traitement de ces thématiques serait propre aux femmes ? Des œuvres de Max Ernst, Man Ray, André Masson y trouveraient aisément leur place. S’il y a, dans certains cas, une spécificité des artistes femmes, elle est davantage causée par leur position marginale au sein du mouvement, et par conséquent par leur absence de dogmatisme, que par une essence singulière. Or, l’usage, sans être interrogé, de termes essentialistes tels que « identité féminine» ou « féminité » dans le discours qui structure l’exposition (cartels, catalogue, dossier de presse) est déconcertant.
De plus, si les surréalistes ont invité des femmes à participer à certaines de leurs manifestations et de leurs publications, ils sont aussi les responsables de « l’instrumentalisation poétique », selon les mots des commissaires, des mêmes femmes dans leur propre travail (la muse, la femme-enfant, la femme fatale, etc.). L’artiste américaine Dorothea Tanning a résumé cela âprement lors d’un entretien avec Alain Jouffroy : « J’avais remarqué avec une certaine consternation que la place de la femme, chez les surréalistes, n’était pas différente de celle qu’elle occupe dans la population en général, y compris la bourgeoise*1. » Car, il ne faudrait pas l’oublier, la liberté revendiquée par les membres masculins du surréalisme avait des limites morales parfois étroites. En 1954, dans une lettre adressée à Judit Reigl, André Breton n’en est-il pas toujours à écrire, avec un aveuglement embarrassant, « vous êtes en possession de moyens qui me stupéfient de la part d’une femme » ? Ces réserves dialectiques mises à part, l’exposition « Surréalisme au féminin ? » atteint son objectif et enthousiasme pour la qualité des œuvres présentées et la muséographie qui les accompagne. La visite vaut ainsi à elle seule pour deux grands et extraordinaires tableaux de la Britannique Ithell Colquhoun (dont on se réjouit d’apprendre que la Tate, à Londres, prépare une rétrospective) : la silhouette irradiante comme un astre de Autumnal Equinox (1949), aussi saisissante que son île biomorphique hérissée de menhirs (La Cathédrale engloutie, 1952).
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*1 « Questions pour Dorothea Tanning, entretien avec Alain Jouffroy, mars 1974 », Dorothea Tanning, Paris, Centre national d’art contemporain, 1974, p. 49.
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« Surréalisme au féminin ? », 31 mars-10 septembre 2023, musée de Montmartre, 12, rue Cortot, 75018 Paris.