La saga mythique de John Ronald Reuel Tolkien (1892-1973), maître de la fantasy, a trouvé dans les illustrations du dessinateur John Howe, né en 1957, son incarnation graphique parfaite. J.R.R. Tolkien a fait de ses deux œuvres-monstres, Le Hobbit (1937) et Le Seigneur des anneaux (1954), le creuset d’un genre célébré par la culture populaire autant qu’un mythe littéraire et philosophique. L’imaginaire médiéval qu’il abrite nourrit depuis des décennies la réflexion sur le futur de l’humanité. À l’heure du dérèglement climatique, on peut même déceler dans l’écoanxiété et la collapsologie contemporaines le motif d’une fascination réactivée pour l’écrivain.
Plébiscitées mondialement, les deux trilogies adaptées des romans et réalisées dans les années 2000 et 2010 par Peter Jackson doivent une grande part de leur succès au talent de l’illustrateur John Howe, alors embauché comme directeur artistique des films, avant de travailler sur la série Les Anneaux de Pouvoir depuis 2022. Sans John Howe pour parfaire l’univers esthétique de ses récits, Tolkien n’aurait sans doute pas eu le même impact auprès du jeune public, tant les traits et les couleurs du dessinateur amplifient l’expérience du lecteur-spectateur. Mis à part les frères Hildebrandt et Alan Lee, avec lesquels John Howe a collaboré, aucun dessinateur marquant n’avait jusqu’alors autant imprimé sa marque graphique sur les mots de l’écrivain (qui a lui-même laissé quelques dessins modestes).
C’est à l’exploration de cette œuvre graphique mise au service de l’écrivain que l’exposition « Sur les traces de Tolkien et de l’imaginaire médiéval. Peintures et dessins de John Howe », conçue par Diane et Jean-Jacques Launier, fondateurs du musée Art ludique, pour le Fonds pour la culture Hélène & Édouard Leclerc, convie le visiteur.
IMAGINER LES MOTS
Dans les salles, hantées par des dragons et des elfes, la puissance d’évocation des dessins de John Howe nous entraîne vers l’imaginaire de Tolkien. « Tolkien écrit en images, il n’écrit pas vraiment avec des mots; et il n’existe que peu d’auteurs capables d’évoquer des images avec autant de force », souligne le peintre-dessinateur, rappelant par là combien la dimension visuelle de l’écrivain nourrit son geste. Cette apparente facilité d’évocation se révèle toutefois plus complexe qu’elle n’en donne l’air, car elle exige un effort d’imagination pour découvrir ce qui se cache dans le secret des mots absents : « C’est un défi à reproduire sur une toile, car ce que l’auteur n’écrit pas s’avère aussi important que ce qu’il précise », confie John Howe.
Les épopées, les magiciens, les créatures merveilleuses ou démoniaques qui prennent vie sous la plume de l’écrivain revêtent déjà un engagement esthétique. Les mots de Tolkien composent par eux-mêmes de vrais tableaux mentaux. À l’image de Beowulf, ce poème épique de plus de 3000 vers composé aux environs de l’an 750, qui eut une influence décisive sur l’inspiration romanesque de Tolkien : « Ce poème se rapproche de la peinture ! » s’exclamait-il. Confronté à la puissance visuelle des récits sans images, John Howe s’est donné le rôle de traducteur iconique, comme l’on parle de pulsion scopique chez ceux qui veulent posséder l’autre par le regard. « J’agis comme un architecte imaginaire au sein de ces univers fantastiques dans lesquels chaque objet, chaque édifice offrent une opportunité supplémentaire de bâtir et de consolider les fondations du monde fictif que je crée », explique-t-il.
Pensée comme un voyage en images dans l’œuvre de Tolkien et les légendes médiévales qui en sont à l’origine, l’exposition présente plus de 250 peintures et dessins de John Howe parmi quelques 8 000 croquis et peintures produits par l’artiste. Cités et châteaux, costumes, épées et armures, créatures maléfiques ou féeriques sont au cœur de l’imaginaire médiéval. « Comment ne pas aimer les dragons ? s’interroge le dessinateur au cours du parcours. Ils prennent toutes les formes et silhouettes, leur envergure est plus vaste que celle d’un avion de ligne, ils crachent du feu, ils amassent des trésors, ils sont sages, féroces et fascinants. Explorer l’évolution et les symboles s’avère une quête renouvelée. »
Éclairante par son souci pédagogique de mettre la tradition du « figuratif narratif » dans son contexte historique, l’exposition rappelle combien Tolkien fut l’héritier d’un courant artistique incarné par les mouvements picturaux anglais du milieu du XIXe siècle : la confrérie préraphaélite et le mouvement Arts & Crafts. Précurseurs de la peinture « d’après nature », ces artistes voulaient retrouver la beauté originelle de la nature (celle de l’époque médiévale, d’avant Raphaël) qu’ils jugeaient altérée par la peinture classique de la Renaissance. Tolkien fut en particulier fasciné par l’œuvre de William Morris (1834-1896), dans laquelle la nature règne souverainement, avant que n’arrivent les machines qui saccagèrent le paysage.
Chez John Howe, le monde présente des reliefs, des visages, des couleurs puisés dans un univers gothique fantasmé, où la nature est plus qu’un décor : un personnage en soi.
L’ENVERS DU DÉCOR
Les codes esthétiques de cet univers médiéval frappèrent le regard de John Howe en 1977, lors d’une visite de la cathédrale de Strasbourg, « une falaise sculptée dressée vers le ciel ». Alors étudiant à l’École des arts décoratifs de la ville alsacienne, l’artiste se remémore le saisissement qui le prit : « Contempler réellement une cathédrale fut un immense choc culturel. Cela m’a sans aucun doute ouvert les yeux, et depuis lors, je me suis efforcé de les garder ouverts. » Déjà sensible aux gravures de l’artiste français Gustave Doré (1832-1883), il découvre ainsi le style gothique, forcément exotique pour un Canadien. De cette révélation primitive découle une multitude d’aquarelles, gouaches et encres sur papier en noir et blanc révélant les motifs de son artisanat sophistiqué. John Howe dévoile les secrets de fabrication de son art : à la mécanique du dessin succède la grande machinerie cinématographique. Ses croquis, une fois numérisés, se métamorphosent en décors spectaculaires pour le 7e art.
De salle en salle, toutes à thème (la nature, le hobbit, les dragons, les cités et châteaux, les épées, les anneaux de pouvoir…), le visiteur s’immerge dans cet imaginaire graphique merveilleux, au sein duquel « les montagnes sont plus hautes, les océans plus profonds, les nuages plus menaçants ». Dans ces panoramas spectaculaires, « les étoiles se reflètent la nuit sur de vastes cités de marbre et de porcelaine », confie John Howe, emporté par la langue poétique de celui dont il restitue visuellement la geste fantastique.
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« Sur les traces de Tolkien et de l’imaginaire médiéval. Peintures et dessins de John Howe », 25 juin 2023-28 janvier 2024, Fonds pour la culture Hélène & Édouard Leclerc, Aux Capucins, 29800 Landerneau.