L’exposition « Hilma af Klint & Piet Mondrian. Forms of Life », sous le commissariat de Nabila Abdel Nabi, Briony Fer, Frances Morris et Laura Stamps, compte désormais parmi les expositions-manifestes qui permettent de relire les enjeux de l’histoire de l’art moderne et contemporain. Pour les historiens et historiennes acquises à ces questions d’une relecture de l’art, il est reconnu (et depuis de nombreuses années maintenant) que Hilma af Klint figure comme une pionnière de la naissance de l’art abstrait.
Nombreux ont été les expositions et les travaux à le démontrer. Citons, entre autres exemples : « Hilma af Klint-Abstrakt pionjär » au Moderna Museet, à Stockholm, en 2013; « Hilma af Klint. Paintings for the Future » au Guggenheim Museum, à New York, en 2018; ou encore, plus récemment, au sein de l’exposition collective « Elles font l’abstraction », au Centre Pompidou, à Paris, en 2021. En 1986, dans l’historique « The Spiritual in Art. Abstract Painting 1890-1985 », organisée par Maurice Tuchman au LACMA, à Los Angeles, puis au Gemeentemuseum, à La Haye, les deux artistes avaient été réunis dans une perspective plus globale de la place de la spiritualité dans l’art abstrait au XXe siècle.
DES HORIZONS PARALLÈLES
Tous deux de la même génération (Hilma af Klint est née en 1862, dix ans avant Piet Mondrian), ils meurent la même année, en 1944. Ils sont nourris par ces mêmes élans de spiritualité et d’ésotérisme qui traversent la société de la fin du XIXe siècle. Ils adhèrent à la théosophie comme nombre de leurs contemporains, doctrine ésotérique fondée sur la contemplation de l’univers et l’illumination intérieure. Celle-ci résonne avec les nouvelles découvertes scientifiques (rayons X, ondes électromagnétiques, découverte de l’atome…) permettant de voir, d’entendre, de comprendre ce qui jusqu’alors était du domaine de l’invisible et de l’impénétrable.
La nature est leur premier support de travail et d’interprétation. Tous deux sont des peintres de paysages. Ils sont formés pour l’une à l’Academie royale des beaux-arts de Stockholm, pour l’autre à la Rijksakademie, à Amsterdam, et dessinent sur le motif. L’une des premières salles de l’exposition met leurs paysages en dialogue, avant de présenter un magnifique face à face de leurs dessins de plantes et de fleurs comme sources élémentaires de leur travail et compréhension des mondes vivants.
Au fil des salles, ce sont les questions d’évolution et de transformation de l’esprit humain, de la vie des formes qui sont abordées. En premier lieu, avec l’ensemble exceptionnel des seize peintures que Hilma af Klint réalise pour la série The Evolution en 1908, quand Piet Mondrian, lui, peint, quelques années plus tard, en 1911, son triptyque au même titre, Evolution. Puis vient la série Eros (1907) de Hilma af Klint, mise en regard avec les premiers tableaux de Piet Mondrian (en 1914) sur lesquels apparaissent les motifs de carrés et de rectangles dessinant une grille qui partent de sa vision du paysage, de la nature (les arbres, la mer…). Leurs couleurs sont proches : des roses et bleus clairs qui évoquent l’élévation spirituelle. Quelques années séparent leurs préoccupations communes mettant le corps transfiguré et les transformations de la nature au centre de leur peinture sans qu’ils ne se connaissent ni n’échangent leurs idées.
UNE LIGNE SPIRITUELLE
L’exposition se déroule ainsi selon un parcours thématique qui montre leurs différentes conceptions. Hilma af Klint développe une abstraction nourrie de formes florales, végétales qui se radicalise aussi vers le cercle (figure de l’origine) quand Piet Mondrian géométrise la nature en adoptant une grille orthogonale. Dans cette pensée globale de l’univers, Hilma af Klint, spirite et médium, s’intéresse à l’anthroposophie de Rudolf Steiner, à la doctrine rosicrucienne, au bouddhisme, mais aussi à la théorie des couleurs de Johann Wolfgang von Goethe. Ses carnets, exposés également, sont emplis de diagrammes, de notes, de dessins qui entrecroisent ces ques-tions et mettent l’artiste au cœur des débats ésotériques et artistiques de l’époque.
Sa pensée mystique triomphe dans la couleur. La dernière salle est entièrement consacrée à la série des dix grands tableaux (The Ten Largest) que l’artiste peint en 1907 sur des formats de plus de 3 mètres de haut. Cet ensemble exceptionnel, ici rassemblé, est réalisé pour son projet de temple (dont la maquette est montrée). Avec ces motifs floraux, ces formes en spirale qui s’engendrent les unes les autres pour évoquer l’évolution et la croissance, Hilma af Klint, guidée par des voix, offre une fresque éblouissante sur les différents âges de la vie. Baignée de bleus, de roses et d’oranges, cette farandole de couleurs et de formes explose et donne à voir une véritable épiphanie.
L’exposition démontre surtout la force de Hilma af Klint et la puissance de son œuvre. On aurait aimé qu’une telle proposition vienne en France, mais c’est au Kunstmuseum de La Haye, qui conserve le plus bel ensemble d’œuvres de Piet Mondrian, qu’il faudra se rendre si l’on manque l’étape londonienne.
-
« Hilma af Klint & Piet Mondrian. Forms of Life »,
20 avril-3 septembre 2023, Tate Modern, Bankside, SE1 9TG Londres.
7 octobre 2023-25 février 2024, Kunstmuseum, Stadhouderslaan 41,
2517 HV La Haye.