L’art du contraste, c’est l’un des aspects du travail du photographe. C’est aussi celui qui anime visiblement le Kunstmuseum de Lucerne, en Suisse, qui propose pendant l’été deux accrochages de photographies se répondant en miroir. D’un côté, les travaux majoritairement en noir et blanc de l’artiste d’Afrique du Sud Zanele Muholi, 51 ans, qui dénoncent les violences subies par les communautés noires LGBTQ + dans son pays. De l’autre, et presque sans transition, les visiteurs changeant abruptement de salle et d’ambiance découvrent les images pop-sucrées et super colorées de Walter Pfeiffer, photographe alémanique de 77 ans passés par la mode et qui magnifient l’hédonisme gay zurichois des années 1980. Il y a là les images drôles et naïves de jeunes hommes qui vivent leur sexualité légère comme une fête permanente. Tout le contraire de la réalité à laquelle sont confrontés les queers sud-africains portraiturés par Zanele Muholi pour qui revendiquer sa différence revient à mettre en jeu son existence. Ce sont deux expositions en miroir, donc, mais en miroir déformant.
Il y a trente et un ans prenait fin l’apartheid. Pour autant, la mise en place d’un état démocratique n’a pas transformé en paradis de tous les genres un ancien enfer hétéronormé alimenté au suprématisme blanc. Zanele Muholi, qui préfère au terme « artiste » celui « d’activiste visuel », milite depuis 1999 pour dénoncer l’oppression persistante qui pèse sur les lesbiennes, gays, bisexuelles, queers, trans- et intergenres dans son pays. L’utilisation de la photographie sera le moyen de faire connaître ce combat. En 1996, l’artiste intègre le Market Photo Workshop, une école ouverte à tous et fondée par David Goldblatt à la fin des années 1980. Le grand photographe aura été le témoin des profondes mutations de la société sud-africaine, de l’application de la ségrégation raciale en 1948, jusqu’à son décès en 2018.
Avec son appareil, Muholi court les boîtes de nuit et multiplie les rencontres au sein de cette population discriminée, mais qui résiste. L’artiste va petit à petit gagner en visibilité. Lui-même non binaire – il insiste pour qu’on utilise le pronom iel quand on parle de lui –, Zanele Muholi présente en 2002 sa première série, Only Half the Picture, qui montre les survivants de crimes violents commis en raison de leur genre, mais sans jamais dévoiler leurs identités.
Ce principe de la série, l’artiste va l’ériger en méthode, rapprochant ainsi son travail photographique du documentaire. Depuis 2014, Muholi portraiture ainsi des femmes transgenres et non-binaires participant à des concours de beauté. Tout comme l’artiste nourrit son projet Faces and Phases depuis maintenant dix-sept ans. Sur deux parois du Kunstmuseum, une centaine de personnes queers, parfois les mêmes mais prises à différentes étapes de leur transition, prennent la pose et regardent les visiteurs, droit dans les yeux. Parfois aussi, un cadre manque dans cette impressionnante galerie des fiertés, un vide comme pour dire que cette visibilité d’une minorité, ici dans l’espace protégé d’un musée suisse, reste à l’extérieur fragile et éphémère.
L’exposition de Lucerne présente également Somnyama Ngonyama (« Salut à toi, lionne noire », en isiZulu). Présentée à la Biennale de Venise en 2019, cette série d’autoportraits où la balance des noirs est poussée au maximum – « Je me réapproprie ma négritude que j’estime continuellement mise en scène par les autres, les privilégiés », déclare l’artiste – avait contribué à lancer sa carrière internationale. Photos à la fois terribles et puissantes où Muholi incarne une multitude de stéréotypes de la femme noire – dans l’ethnographie et la culture populaire – accentués par l’ajout d’accessoires réalisés avec les moyens du bord (peignes en bois, éponges métalliques, épingles à nourrice). Mais ces portraits racontent aussi d’autres histoires. Une tête hérissée de stylos rappelle que le gouvernement colonial sud-africain déterminait qui était blanc et qui était noir à l’aide d’un crayon planté dans les cheveux. Tandis que les pinces à linge qui font comme une couronne posée sur le crâne de l’artiste évoquent Bester, sa mère, reine anonyme qui éleva seule huit enfants et à qui Muholi rend ainsi hommage pour l’éternité.
« Zanele Muholi », jusqu’au 22 octobre 2023, Kunstmuseum, Europaplatz 1, Lucerne, Suisse.