Lorsque Joana Vasconcelos a vu la sculpture en marbre du Bernin représentant Apollon et Daphné à la Galerie Borghèse à Rome, elle a pensé qu’il s’agissait de « la plus belle sculpture au monde », explique-t-elle à The Art Newspaper. La mue de Daphné en laurier, ses mains se transformant en branches et en feuilles, ses jambes en racines, afin d’échapper aux avances d’Apollon, a inspiré à l’artiste portugaise son installation Arbre de vie dans la Sainte-Chapelle du château de Vincennes. Son dévoilement dans la chapelle gothique intervient onze ans après son exposition personnelle au château de Versailles.
Arbre de vie est une installation spectaculaire de 13 mètres de haut, minutieusement réalisée à partir de broderies, de travail au crochet multicolore, de dentelle et de couches de tissus recyclés. Incarnant l’engagement de Vasconcelos à revitaliser l’artisanat portugais, le tronc et les racines sont ornés de glands, de perles et de paillettes, tandis que 100 000 feuilles brodées à la main sont incrustées de petites diodes électroluminescentes (LED) scintillantes.
« J’ai toujours considéré Daphné comme une personnalité très chic et baroque et j’ai pensé que l’or, le rouge, l’orange et le noir étaient des couleurs qui lui convenaient », explique l’artiste. La forme de l’arbre, quant à elle, s’inspire en partie du diagramme de l’Arbre de vie de la Kabbale, qui présente dix Sephiroth ou sphères de qualités humaines.
Le processus qui a conduit à la présentation d’Arbre de vie à la Sainte-Chapelle a été sinueux. À l’origine, une version plus petite avait été commandée pour la Galerie Borghèse, mais elle a été bloquée pour des raisons politiques, notamment en raison d’un changement de directeur au sein de l’institution. « J’avais tout prévu, y compris la structure », confie Joana Vasconcelos en soulignant sa frustration.
Après avoir mis de côté ce qu’elle appelle « le projet Daphné » pendant un certain temps, elle l’a relancé pendant le confinement imposé par le Covid-19, lorsque le rythme effréné de son atelier s’est ralenti et que la plupart des membres de son équipe restaient chez eux. Cela a coïncidé avec l’invitation du Centre des monuments nationaux et de l’Institut français à exposer dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022.
« Lorsque le conservateur Jean-François Chougnet est venu à Lisbonne, il m’a demandé ce que nous préparions dans l’atelier, raconte l’artiste, qui a représenté le Portugal à la Biennale de Venise en 2013. Je lui ai dit que nous brodions des feuilles pour le projet Daphné et il m’a répondu que ce serait merveilleux pour la Sainte-Chapelle. »
Pendant la pandémie, Joana Vasconcelos a pris l’avion pour visiter la Sainte-Chapelle et deux autres monuments de Paris. Cependant, elle a dû repenser totalement l’échelle du « projet Daphné » et Arbre de vie est presque trois fois plus grand que ce qui avait été envisagé pour la Galerie Borghèse. Joana Vasconcelos a également dû trouver un nouveau fournisseur en Allemagne pour le tronc en aluminium, l’entreprise chinoise d’aluminium avec laquelle elle travaillait ayant fermé ses portes pendant la pandémie. Ce processus illustre le fonctionnement de son atelier, qui compte des partenaires internationaux pour la production et des artisans parmi les 57 membres de son équipe.
Née en France de parents portugais exilés en 1971, Joana Vasconcelos a passé les premières années de sa vie à Paris avant de retourner au Portugal après la révolution de 1974. Sa mère l’emmenait au bois de Vincennes lorsqu’elle était petite. Des décennies plus tard, en travaillant sur Arbre de vie, elle a été frappée par le rôle éminent joué par Catherine de Médicis dans la plantation de milliers d’ormes dans le bois de Vincennes et dans l’achèvement de la construction de la Sainte-Chapelle en 1559 (180 ans après sa fondation par Charles Quint).
Le printemps 2023 a été une période chargée pour la créatrice. Début juin, son pavillon sculptural extérieur Wedding Cake, en forme de pièce montée de mariage à trois étages, a été exposé à The Dairy à Waddesdon Manor dans le comté du Buckinghamshire, dans le sud-est de l’Angleterre. Le domaine a été créé pour le baron Ferdinand de Rothschild au XIXe siècle. The Dairy (la laiterie), nichée dans un bosquet d’arbres, peut être louée pour des mariages.
Il a fallu cinq ans à Joana Vasconcelos pour réaliser Wedding Cake, qui érige la pâtisserie au rang de folie architecturale et fantaisiste. Décrit par l’artiste comme un « temple de l’amour », il comporte différents niveaux de balcons, des balustrades en treillis, des globes, des bougies, de l’eau qui ruisselle et des reliefs représentant des sirènes, des dauphins et des couples amoureux. Il est entièrement revêtu de carreaux de céramique – qui font la renommée du Portugal – dans des tons roses, verts et bleus pâles. Ces carreaux ont été fabriqués sur mesure et peints à la main par Viúva Lamego, entreprise installée à Sintra, près de Lisbonne, depuis 170 ans.
« C’est mon deuxième plus grand projet après la Biennale de Venise », poursuit Joana Vasconcelos, en référence à son pavillon portugais flottant, Trafaria Praia, à la Biennale en 2013. Amarré aux Giardini, Trafaria Praia était un ancien ferry-boat de Lisbonne transformé en une immense œuvre sculpturale océanique.
Wedding Cake fait partie d’une trilogie d’œuvres sur les rituels des femmes et des mariages. En 2005, Joana Vasconcelos a présenté A Noiva (La Mariée) – un grand lustre réalisé avec des tampons hygiéniques – à la Biennale de Venise. Cette œuvre radicale a suscité la controverse, certains critiques n’ayant pas apprécié son allusion aux menstruations féminines. À la grande déception de l’artiste, elle n’a pas été incluse dans son exposition au château de Versailles en 2012. En 2018, elle a réalisé Solitário (Solitaire), une bague de fiançailles de sept mètres de haut fabriquée à partir de jantes de voiture dorées et surmontée d’un diamant fabriqué à partir de verres à whisky en cristal, pour son exposition au musée Guggenheim de Bilbao. Ces œuvres témoignent du talent alchimique de Joana Vasconcelos pour élever des objets quotidiens au rang d’œuvres d’art monumentales, ainsi que de ses opinions féministes.
Dans quelle mesure pense-t-elle que la situation des droits de la femme a changé depuis qu’elle a présenté A Noiva pour la première fois ? « Elle a changé, mais pas autant que je le souhaiterais, répond-elle. Quand on voit la situation en Iran, on se rend compte qu’il reste encore du chemin pour faire respecter les droits et la liberté des femmes. »
Joana Vasconcelos a fondé de son côté une institution en 2012, en partie pour préserver ses propres archives, mais aussi pour promouvoir l’éducation artistique et culturelle. Après avoir signé un protocole en 2015, sa fondation accorde des bourses à deux étudiants chaque année dans le cadre d’un accord de partenariat avec l’université d’Évora, dans la région de l’Alentejo, au centre-sud du Portugal. « L’objectif de ma fondation est d’aider les jeunes Portugais à terminer leurs études universitaires, explique-t-elle. L’idée de créer un groupe d’esprits artistiques au Portugal est très importante, car plus il y a d’artistes, plus la conscience et la paix peuvent évoluer dans le monde. » Une réflexion inspirante et une foi en l’indépendance des femmes, symbolisée par Daphné dans les Métamorphoses d’Ovide, qui s’incarne dans Arbre de vie.
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« Arbre de vie » est exposé jusqu’au 3 septembre 2023 à la Sainte-Chapelle du château de Vincennes, Avenue de Paris, 94300 Vincennes.