Dans une ambitieuse exposition consacrée à Peter Halley, le Mudam Luxembourg (musée d’Art moderne Grand-Duc Jean) se penche sur les dix premières années de la pratique picturale de l’artiste – soit les années 1980 qui ont fondé sa démarche –, à laquelle il est resté fidèle, ne cessant jamais de la développer et de l’amplifier.
Sous couvert d’une peinture « à l’esthétique diagrammatique », l’artiste américain se questionne sur notre environnement social qu’il fait remonter à l’ère de l’industrialisation et de l’urbanisation, avant que cette dernière ne soit rattrapée par la nôtre, l’ère de l’expansion des systèmes informatiques. Le début de sa carrière coïncidant avec la montée en puissance des ordinateurs personnels et des jeux vidéo, l’articulation binaire de ceux-ci a influencé son œuvre, qui s’est développée dans l’environnement urbain et bureaucratique des deux dernières décennies du XXe siècle, celles des crises économiques, mais aussi de l’épidémie du sida. Cependant, « cette géométrie est par ailleurs le langage des cadres et des professionnels. C’est le langage de l’entreprise et des organigrammes ; c’est le langage de l’urbanisme et des communications », écrit-il en faisant référence à ses tableaux. Nous sommes bien dans le New York des années 1980, qui, à l’autre extrême, constitue également celui de la culture urbaine, de Keith Haring et de Jean-Michel Basquiat.
Les premières peintures abstraites de Peter Halley renvoient ainsi aux espaces clos et lieux confinés, matérialisés par des prisons, des cellules et des chambres stylisées, traités dans la plus rigoureuse tradition géométrique. Comme pour adoucir le propos, le peintre y adjoint des couleurs fluorescentes qui, au premier regard, paraissent rendre ses tableaux des plus séduisants. Très vite, ce qu’il appelle des « conduits » reliera ces espaces géométriques, sous la forme de réseaux assimilés à des tuyaux, des canalisations ou des câbles, tracés de façon compacte et en parallèle les uns des autres. Les espaces, de formes carrée ou rectangulaire décrites plus haut, sont ainsi d’abord interconnectés. Orientés par la suite vers l’extérieur, ces réseaux raccordent les tableaux entre eux et les inscrivent dans une galaxie plus vaste, dont cette exposition témoigne dans son déroulé. La parcourir, c’est découvrir un travail beaucoup plus fondamental qu’il n’y paraît, et ce grâce à un appareil critique de première main laissé à la lecture du visiteur. C’est ainsi que celui-ci se rend compte de la richesse théorique de cette peinture, laquelle, au-delà de ses formes géométriques et de ses couleurs attrayantes, interroge de façon subtile des sujets comme l’aliénation, l’isolement, le confinement (notion qui s’est réellement concrétisée pour nombre d’entre nous quarante ans plus tard...) et déjà la connectivité.
Élaborée en sept chapitres rassemblant une quarantaine de tableaux (ainsi que des croquis préparatoires et des dessins inédits), l’exposition multiplie les résonances d’une peinture ou d’une série aux autres, tantôt pour leurs motifs, tantôt pour leur format, ailleurs pour leurs sujets ou encore pour leur facture ou leurs couleurs. Ne reste plus que quatre décennies à explorer sur ces mêmes bases !
LES TABLEAUX ARCHITECTURAUX ET PAYSAGERS DE TINA GILLEN
La façon dont la peintre luxembourgeoise Tina Gillen avait investi en 2022 le pavillon de Luxembourg à la Biennale de Venise n’était pas passée inaperçue. Une partie des œuvres présentes dans l’installation vénitienne a pris place pour plusieurs mois à la Konschthal Esch, à Esch-sur-Alzette. La disposition des lieux impose une tout autre configuration que celle à l’Arsenale, le principe de l’environnement architectural immersif étant remplacé ici par des échos multiples à des œuvres plus anciennes, y compris des peintures au format plus intimiste. Les contraintes de l’endroit se transforment dès lors en de nouvelles opportunités (toutes proportions gardées, les espaces font songer à ceux du Palais de Tokyo, à Paris). Ainsi, certaines toiles se sont émancipées de leur structure porteuse initiale pour éprouver une relation différente au mur et plus fondamentalement à l’espace. Car c’est bien de cela qu’il s’agit dans la démarche de Tina Gillen : produire une peinture qui interroge à la fois la représentation du paysage et celle de l’habitat, les rapports entre l’environnement naturel et les édifications humaines, les interactions entre zones intérieures et extérieures. Entre abstraction architecturale et figuration picturale, sa peinture – comme ses constructions ouvertes faisant songer à des plate-formes – traite et expérimente des perspectives où la couleur occupe une place primordiale. La démonstration s’accomplit dans un espace charnière de l’exposition, une petite salle carrée que l’on doit traverser, où se font face quatre tableaux de la série Heat. Effets de perspective produits par des structures géométriques à l’image de fenêtres à croisillons, dégradés de couleurs allant du bleu et du vert de la nature aux ciels rougeoyant sous l’effet de la pollution ou des incendies, on se trouve ici, non pas devant, mais dans l’univers pictural et même sociétal de Tina Gillen, dont les recherches portent précisément sur notre environnement à l’ère de l’Anthropocène. Plus loin, paysages arctiques et icebergs aux tons froids laissent sourdre la menace de leur disparition peut-être inéluctable.
LES CONSTRUCTIONS DESSINÉES DE DAVID TREMLETT
Dans une tout autre veine, mais qui relève aussi de l’abstraction – liée aux nombreux voyages à travers le monde, aux rencontres que l’artiste y a faites, aux souvenirs visuels qu’il en garde –, le travail de David Tremlett s’impose par sa rigueur généreuse. En quelques lignes, l’Anglais résume parfaitement le sens de sa démarche : « Je dessine des formes et des solides. Lorsque j’étudiais la sculpture, je dessinais avant de sculpter ; aujourd’hui, je sculpte en dessinant. » Avec plus de cinquante œuvres occupant l’espace de la galerie Ceysson & Bénétiere, à Koerich, David Tremlett déploie l’extraordinaire homogénéité de son parcours, ce qui n’empêche pas sa diversité. Il le conclut par une peinture murale monumentale de près de 10 mètres de long. Elle contraste d’autant plus avec le reste de l’exposition qu’elle est exécutée au graphite gris, alors que la majorité des autres pièces montre la maîtrise de son travail de coloriste, des couleurs terreuses à d’autres, plus solaires.
Face à son mural, on a l’impression de pénétrer dans une chapelle, ponctuée de quelques œuvres de la même tonalité. Le silence s’impose de lui-même, en un face-à-face quasi méditatif, devant cette réalisation à la puissance picturale intériorisée. Cet ensemble à caractère rétrospectif – les œuvres plus anciennes étant datées de 1975 – répond manifestement aux objectifs de l’artiste, lequel affirme : « Je dessine en petit, mais je rêve en grand. Tous ces dessins ont pour ambition d’être réalisés sur des architectures ou des volumes, si l’occasion se présente. »
« Peter Halley. Conduits : Paintings from the 1980s », 31 mars-15 octobre 2023, Mudam, 3, Park Dräi Eechelen, 1499 Luxembourg-Kirchberg.
« Tina Gillen – Flying Mercury », 3 juin-12 novembre 2023, Konschthal Esch, 29, boulevard Prince-Henri, 4280 Esch-sur- Alzette.
« David Tremlett. Je dessine », 10 juin-15 juillet 2023, galerie Ceysson & Bénétière, 13-15, rue d’Arlon, Wandhaff, 8399 Koerich.