Charbon, gaz ou électricité, pétrole et nucléaire, solaire ou éolien, pollution et transformations paysagères, recyclage et promesses de futur… Après un opus inaugural dédié au « Gigantisme » en 2019, la 2e Triennale Art & Industrie, à Dunkerque, se penche sur les énergies, qu’elles soient physiques, socio-politiques, économiques, humaines, animales, voire non humaines (robotisation, intelligence artificielle). Intitulée « Chaleur humaine » et déclinée en 8 chapitres – 3 au Laac (Lieu d’art et action contemporaine), 5 au Frac Grand Large –, la manifestation réunit quelque 250 œuvres de 130 créateurs (artiste, designers, architectes, paysagistes venus de France, de Belgique, des Pays-Bas et de Grande-Bretagne), dont une vingtaine produite pour l’occasion, 6 ayant été installées dans l’espace public.
Pour les deux commissaires de cette édition, Anna Colin et Camille Richert, il s’agit d’« observer ce que les défis énergétiques apparus depuis la fin des Trente Glorieuses ont fait à l’art, au design et à l’architecture, et réciproquement, ce que ces pratiques ont apporté aux discours, représentations et enjeux énergétiques et écologiques planétaires ». Le parcours s’amorce un an avant le premier choc pétrolier de 1973 et documente les cinq décennies suivantes. L’année 1972, qui, selon les commissaires « sonne le tocsin des prises de conscience internationales », est aussi celle du premier sommet de la Terre, à Stockholm, et de la publication du fameux rapport The Limits to Growth [Les Limites à la croissance] des écologues américains Dennis et Donella Meadows. Dessins, peintures, sculptures, photographies, films et installations témoignent des « événements énergétiques » de cette période et de leurs impacts divers.
DU SOLEIL AUX BACTÉRIES
Le moins que l’on puisse dire est que les artistes du XXe comme du XXIe siècle ont une vision aiguë de la situation qu’ils n’hésitent d’ailleurs pas à dénoncer, tel le photographe Lucien Clergue à travers sa série Déchets de l’homme sur la plage (Camargue). Lois Weinberger réhabilite une populaire et bucolique Baumfest [Fête des arbres] en dix clichés, habillant les branches de plastiques bariolés, mais fustigeant, en réalité, cette matière qui pollue la rivière en contrebas du jardin parental. Dans un splendide trip-tyque au crayon de couleur intitulé Tempête orange (la voiture; le mono-chrome; les palmiers), Lina Jabbour s’inspire de l’effet dévastateur d’un champignon atomique, entre souffle et disparition, pour simuler une tempête de sable. Tandis que Rebekka Deubner dévoile, en de grands tirages argentiques ayant pour titre Tempête après tempête, le compostage naturel des algues de Fukushima ; jadis récoltées, elles sont devenues impropres à la consommation depuis la catastrophe.
En guise de planche de salut, d’aucuns, tels des tournesols, lorgnent le… soleil. Gina Pane tente littéralement d’en capturer l’énergie, une action documentée par une série de photographies sépia (Enfoncement d’un rayon de soleil). L’architecte Guy Rottier imagine, en 1971, Écopolis, la ville de demain – dont on peut voir une maquette –, laquelle, deux ans plus tard, retiendra l’attention lors du Congrès international de l’Unesco sur le thème « Le soleil au service de l’homme ». L’urgence climatique n’est pas de mise, quoique quelques « lanceurs d’alerte » – on ne les appelle pas encore ainsi – comme Rachel Carson, auteure de Printemps silencieux, militent depuis une décennie déjà.
Si Sammy Baloji évoque, dans ses assemblages photographiques, les dégâts de l’extractivisme forcené des énergies fossiles et la manière dont celui-ci a modelé les paysages industriels de son pays, le Congo, les artistes ne sont pas toujours des observateurs critiques, tant s’en faut. Ainsi l’architecte Claude Parent, embauché dans les années 1970 par EDF, accompagne la compagnie nationale d’électricité afin d’« intégrer » les centrales nucléaires dans le paysage – comme le montrent des esquisses à l’encre –, dans le but de « résorber les craintes et les oppositions », contribuant quelque peu à « esthétiser » le nucléaire.
D’autres artistes auscultent de près le vivant, lequel peut « générer » sa propre énergie. À l’intérieur des sculptures en verre soufflé de Laure Vigna (How She Does It All, Hand in Hand, Low at My Problems Bending et Circuit Beings), des cyanobactéries vert fluo vont se développer tout au long de l’exposition. Il en va de même pour Ève Gabriel Chabanon, laquelle, pour l’installation Somatic Communism, a choisi un champignon, dont le mycélium est prêt à coloniser un amas de vêtements de seconde main. Avec la récolte d’une flore réputée résiliente dans des lieux pollués dunkerquois (les rampes de lancement de bateaux par exemple), Uriel Orlow avance une Proposition pour un jardin (Dunkerque), récapitulée sous forme d’affiche.
LA VARIABLE HUMAINE
L’énergie peut aussi provenir de là où on ne l’attend pas. Par le biais de sa sculpture en grès et sel Le Méridien du souffle, Lise Thiollier révèle que le lithium, matière convoitée pour les batteries de voitures électriques, entre également dans la composition de médicaments pour traiter, par exemple, les troubles de la dépression ou de la bipolarité. Chaque année aux Pays-Bas, la chaleur produite par les tonnes de marchandises illégales incinérées par les douaniers est convertie en électricité et versée au réseau national. Dans la halle AP2, l’installation Instar de Vibeke Mascini fonctionne avec une batterie chargée par l’énergie de la cocaïne confisquée et brûlée que l’artiste « remplit » directement auprès de la douane. On a quelque mal à parler de… « cercle vertueux ».
Sourd néanmoins en filigrane la question du développement durable. Pour concevoir l’installation Softly Composed, Maika Garnica a opté pour des matériaux entièrement recyclables : l’argile et le métal. Mieux, des solutions émergent parfois. Ainsi l’artiste-tisserande Simone Prouvé, âgée de 92 ans, a réalisé des panneaux de verre sertis d’inox souple tissé industriellement que l’architecte Odile Decq a utilisés pour le Macro, le musée d’art contemporain de Rome. Dans cette même ville, d’anciens résidents de la Villa Médicis (Clément Périssé, Alice Grégoire et Federico Martinelli dit Cookies) se sont inspirés de la statuaire féminine de la villa d’Este et des revêtements extérieurs protégeant les palais de la chaleur excessive pour imaginer Pics, un module en céramique émaillée truffé de picots roses, tels… des seins.
L’être humain peut être un cobaye de choix, au sens propre. Avec l’œuvre Active Living Infrastructure : Controlled Environment (ALICE), Julie Freeman propose un recyclage des déjections humaines en autonomie complète, l’œuvre étant alimentée par une pile à combustible microbienne et, pour la démonstration, par de l’urine synthétique. Agathe Berthaux Weil prépare une performance intitulée Maxillaire (qui sera activée le 29 octobre 2023), dont le visiteur peut lire le script, lequel analyse de quelle manière la mastication a dessiné la forme du maxillaire humain.
L’être humain est également décortiqué au sens figuré, le titre de la Triennale « Chaleur humaine » évoquant, outre le réchauffement climatique, une multitude de pratiques collaboratives. L’Américaine
relate ainsi l’action de ces femmes du Greenham Common Women’s Peace Camp, dans le Berkshire (comté du sud de l’Angleterre), qui, des années durant, ont milité contre l’installation de têtes de missiles nucléaires et ont fini par gagner. Lors de l’inauguration de la Triennale, Pélagie Gbaguidi, qui y présente l’installation collective Kaléidoscope, a dit toute son émotion « d’avoir travaillé avec huit jeunes », car « il y a nécessité de leur donner la parole et de les écouter ». A fortiori sur l’urgence climatique, question qui, de toute évidence, ne pourra être résolue qu’avec un engagement commun.
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2e Triennale Art & Industrie, « Chaleur humaine, consciences énergétiques », 10 juin 2023 - 14 janvier 2024, divers lieux, 59140 Dunkerque.