Elles se prénommaient Marie-Victoire (1754-1820), Marie-Élisabeth (1761-1811), Marie-Geneviève (1771-1845) et Marie-Denise (1774-1821), elles étaient peintres – et non religieuses comme leurs noms de baptême pourraient le laisser croire. Elles étaient sœurs tout de même, les sœurs Lemoine – encore une évocation religieuse, décidément –, bientôt rejointes dans leur famille et leur passion par Jeanne-Élisabeth Gabiou (1767-1832), une cousine orpheline. Aventure ô combien singulière et mystérieuse que ces carrières croisées, entrelacées des années durant sans que l’on sache vraiment ni comment ni pourquoi.
Quelle mouche a donc piqué cette fratrie dans laquelle vivre de son art semble la norme ? Manifestement soudées, peu sensibles sinon imperméables aux traditionnelles attaques en détournement de leurs missions dites « naturelles », comprendre épouse et mère, elles instaurent leurs propres règles, protégées par une élite aristocratique éprise de libertés.
MARIE-VICTOIRE LEMOINE, PORTRAITISTE
À la veille des années 1780, dans un Paris fourmillant de salons brillants et bruissant de conversations émancipatrices, Marie-Victoire ouvre la marche avec un coup d’éclat : âgée d’à peine 25 ans, elle expose aux côtés de Louise-Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842), sur les cimaises les plus en vogue de la capitale, chez Pahin de La Blancherie. La princesse de Lamballe, surintendante de la maison de la Reine, a choisi l’aînée des Lemoine pour la représenter, gage de fraîcheur et de nouveauté. Les qualités du portrait – récemment acquis par la Banque de France – sont unanimement saluées; ainsi défendue par la grande prêtresse de la franc-maçonnerie, commanditaire aussi influente qu’avisée, Marie-Victoire entre dans le cercle restreint des Orléans. Par son indépendance et son talent précoce, la jeune peintre incarne soudain un milieu artistique prêt à bouleverser les lignes d’une société d’Ancien Régime subrepticement sapée par le premier prince du sang, le fougueux Louis-Philippe, duc de Chartres puis d’Orléans.
L’épouse de ce dernier, devenue duchesse d’Orléans, confie à son tour à Marie-Victoire le soin de dresser son portrait – deux ans avant Mme Le Brun ! Réputée perdue, l’œuvre vient d’être identifiée dans les réserves du musée d’Art et d’Histoire de Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor) grâce à l’opiniâtreté de Carole Blumenfeld, commissaire de cette exposition (et collaboratrice de notre journal). Masqué par une épaisse couche de papier Japon, destinée – depuis 1992 – à protéger ce précieux dépôt du musée du Louvre, le tableau a pu être restauré par Jean-Pascal Viala et Isabelle Leegenheok. Il révèle une palette riche, un intérêt pour la matière, qui donne au drapé toute sa sensualité, et laisse poindre, à la faveur d’une délicate couronne de pensées, un goût pour la nature, dont l’artiste ne se départira jamais. C’est peut-être de sa passion pour les fleurs, bleuets, lilas, pois de senteur et autres giroflées, que Marie-Victoire tire la belle tonalité violacée qui permet souvent de distinguer sa patte de celle de ses sœurs. Grâce à un cadre trop encombrant, recouvrant depuis le Second Empire tout le pourtour de la toile, la restauration a mis au jour la véritable couleur de la robe de la duchesse, qui apparaît bien plus acidulée sous le bois doré à l’abri de la lumière. En lieu et place des charmantes mais discrètes soieries bleu-gris qui habillent ses modèles, savant mélange de laque de garance et de bleu outremer, il convient désormais d’imaginer un mauve éclatant !
Pour preuve, une telle couleur semble bien plus assortie au teint et au tempérament du flamboyant François-Guillaume Ménageot (1744-1816), maître et ami de Marie-Victoire, un artiste dont la compagnie était encore plus recherchée que ses œuvres, au point « d’électriser » Louise-Élisabeth Vigée Le Brun – ce sont ses mots. Si les deux femmes n’ont jamais été véritablement rivales en peinture, l’ont-elles été en amour ? Une chose est sûre, elles ont payé leur amitié au prix d’une avalanche de calomnies accusant Vigée Le Brun d’octroyer ses faveurs en échange d’un coup de pinceau, et encourageant Marie-Élisabeth Lemoine à rejoindre sans tarder sa grande sœur dans l’atelier de Ménageot pour faire taire les fâcheux. Puisqu’il n’est de scandale sans publicité, les deux artistes paraissent avoir tiré un fort bon parti de ces critiques; en 1783, Louise-Élisabeth est reçue à l’Académie royale de peinture et de sculpture, et Marie-Victoire puise dans cette amitié son meilleur portrait (prêté par le château de Versailles), celui d’une confidente plutôt qu’une élève.
UNE « ENTREPRISE » FAMILIALE
Prenant l’habitude d’aller au-devant des critiques, parfois virulents – comme en témoignent de truculents extraits publiés dans le catalogue de l’exposition –, les sœurs Lemoine, Marie-Victoire et Marie-Élisabeth, suivies par Marie-Denise et leur cousine Jeanne-Élisabeth, font de leur manie commune, et manifestement communicative, un « argument marketing », créant l’événement en exposant ensemble au Salon. Cette émulation singulière forme atelier plutôt qu’école, « l’horizontalité de la sororité et non la verticalité patriarcale » pour citer Carole Blumenfeld. Un jeu commence alors pour distinguer les mains de chacune, jeu auquel les visiteurs de Grasse sont invités à participer à leur tour. Mais il y a des pièges ! Les unes empruntant aux autres tantôt une pose, tantôt une rose, leur œuvre peut être perçu comme un subtil jeu de références, miroir de leurs encouragements respectifs. Exposer Marie-Victoire sans Jeanne-Élisabeth ou sans l’une de ses sœurs n’aurait certainement pas permis de rendre hommage à la surprenante initiative de l’aînée ni de considérer toute l’originalité de l’entreprise familiale. Les travaux de recherche menés pour l’occasion « redonnent vie » à ces artistes et à leurs proches longtemps ignorés par l’histoire de l’art. Malgré la rareté des sources, le moindre indice est exploité pour leur rendre un corps de chair, des fragments de vie permettant de retracer, d’adresse en adresse, de fortune en faillite et de mariages en « marmots », le fil de leur carrière et de leur inspiration.
Le chapitre le plus émouvant de cette épopée artistique est sans doute l’expérience « néorurale » d’une famille pressée de renouer avec la nature au lendemain de la Révolution. Les fleurs ont quitté les chevelures pour regagner la terre, les pensées peuplent désormais une prairie foulée aux pieds – nus – par un jeune garçon mené par une chèvre. La « crème de la crème » ne brille plus dans les salons, mais bien dans un panier d’osier, filtrée par une laitière distraite. Mêlées d’accents antiquisants, ces figures reflètent les nouvelles aspirations d’une société en quête de tranquillité et de simplicité. Ce charme rustique idéal ne laisse pas insensible l’impératrice Joséphine, laquelle jette son dévolu sur l’une de ces compositions, présentée par Jeanne-Élisabeth Gabiou (épouse Chaudet), au Salon de 1802. Rarement montré, ce petit bijou d’affectation représentant une jeune fille immaculée accroupie dans un poulailler est exceptionnellement prêté par le Napoleonmuseum Arenenberg, à Salenstein (Suisse), la dernière demeure d’Hortense, fille de Joséphine de Beauharnais.
Cette parenthèse bucolique ne doit pas faire oublier le parfum d’interdit qui persiste malgré tout dans l’art des sœurs Lemoine et atteint son paroxysme dans les dernières peintures de Jeanne-Élisabeth. Le plus troublant de ces tableaux, une Jeune Fille tenant le sabre de son père (1816), est aussi le chef-d’œuvre incontestable de cette exposition. Un savant mélange de nonchalance et de provocation dans le regard de la fillette jette le doute sur ses intentions. Rend-elle ou prend-elle les armes ? Cette ambiguïté sensible évoque celle de son auteure et de ses parentes; tout en peignant fleurs et enfants, elles ont fait le choix très politique de métamorphoser un loisir aristocratique en engagement artistique, au risque de la transgression.
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« “Je déclare vivre de mon art”. 1789 dans l’atelier des sœurs Lemoine & Chaudet », 10 juin-8 octobre 2023, musée Jean-Honoré-Fragonard, 14, rue Jean-Ossola, 06130 Grasse.