Il y a vingt-cinq ans, alors qu’elle étudie à l’École nationale supérieure de la photographie à Arles, Marina Gadonneix (née en 1977) est bouleversée par la découverte du travail de Lynne Cohen (1944-2014). Photographe canadienne issue de l’art minimal et conceptuel, celle-ci représente des intérieurs privés ou publics, vides de toute présence humaine et baignés d’une atmosphère aussi mystérieuse qu’ironique. Sa cadette française partage ce même intérêt pour les espaces de nos sociétés modernes.
Qu’ils soient des lieux de divertissement et de consommation ou des postes d’observation et d’étude scientifique, ces intérieurs à première vue banals sont constitutifs du monde dans lequel nous évoluons.
C’est en leur sein que se forment, s’épanouissent et se propagent les normes de notre société. Ils deviennent ainsi les parfaits témoins de son développement. En sondant ces espaces, Lynne Cohen et Marina Gadonneix se font observatrices des transformations du monde moderne tout en s’attachant à déconstruire son artificialité. Un « pas de deux » complexe que le Centre Pompidou, à Paris, a su cristalliser par une scénographie judicieusement pensée.
Le don important d’œuvres de Lynne Cohen, fait au musée national d’Art moderne par son compagnon Andrew Lugg, est à l’origine de cette exposition. Outre le dialogue entre les deux photographes, il s’agit de la première rétrospective de l’œuvre de Marina Gadonneix. Au fil des salles, le visiteur la verra prendre sa propre direction vers des préoccupations liées au statut de l’image et aux notions d’anticipation.
LIEUX DE VIE, RÉELS OU ARTIFICIELS
Après une antichambre mettant en regard les parcours des deux artistes, l’exposition s’ouvre sur le travail de Lynne Cohen. Un clin d’œil à Walker Evans, dont l’œuvre la décida à sortir de son atelier pour photographier le monde, nous amène aux productions de ses vingt premières années de création, réparties entre les showrooms et les classrooms. Dans les années 1970, celle qui abandonne la sculpture, un travail duchampien, pour la photographie porte son attention sur les lieux du quotidien et la manière dont ils sont occupés par l’homme. Salon, salle à manger, hôtels, clubs de sports ou de sociabilité, bureaux… chacun de ces espaces privés ou semi-publics est saisi dans une démarche sérielle rappelant l’intérêt initial de la photographe pour l’art conceptuel. Hormis quelques silhouettes évoquant les spectres d’archétypes sociétaux, la plupart des images de Lynne Cohen sont exemptes de présence humaine, tout comme celles de Marina Gadonneix pour qui cette absence permet de « mieux montrer la manière dont les espaces sont construits et pensés, et ce que cela révèle de notre époque et des générations actuelles ».
À partir des années 1980, Lynne Cohen s’intéresse à des lieux plus impersonnels, dédiés à l’apprentissage. Dans ces salles de classe aseptisées, médecins, agents de police ou esthéticiennes sont formés à travers des reconstitutions de scènes « quotidiennes mais fondamentales de nos vies ». La photographe canadienne capture ici des lieux dans lesquels la réalité est simulée, un sujet qui intéresse Marina Gadonneix lorsqu’elle montre une maison-témoin destinée à l’entraînement des pompiers dans The House that Burns Every Day (2012). Plus loin, les séries Remote Control (2006) et Après l’image (2014) sont un moyen pour cette dernière de questionner le rôle des images et de démasquer le factice de leur construction. Les salles d’enregistrement de son élégante série Landscapes (2012) constituent quant à elles une réflexion sur son propre statut de créatrice d’image, et plongent le visiteur dans des mondes virtuels dont l’histoire reste à écrire.
SCIENCE ET PHOTOGRAPHIE
Deux espaces consacrés aux laboratoires d’observation scientifique concluent cette exposition. Tandis que ces sites acquièrent une dimension surréaliste lorsque Lynne Cohen les peuple de mannequins, Marina Gadonneix révèle les avancées scientifiques et les prouesses technologiques qui permettent aujourd’hui de simuler des phénomènes naturels : aurores boréales, éruptions volcaniques, vagues, tornades… Ces images fixant les mystères et les merveilles de la nature sont un pendant virtuel au sublime de la peinture romantique du XIXe siècle. Elles sont mises en regard avec les carnets de recherche de Marina Gadonneix, sorte de musée imaginaire réunissant toute une iconographie liée aux thèmes qu’elle aborde, de l’illustration d’un cratère lunaire par James Nasmyth (1885) aux globes terrestres de papier de Thomas Demand (1992) : « Je me considère comme photographe mais aussi comme chercheuse. »
En montrant comment les scientifiques s’attachent à prédire l’évolution des événements naturels à travers des simulations virtuelles, la série Phénomènes (commencée en 2014) fait écho à la récente direction qu’a pris le travail de Marina Gadonneix, qui s’intéresse aux notions d’anticipation et de spéculation en lien avec la photographie. Le médium n’enregistre plus seulement le présent, il anticipe le futur. Cette exposition propose une réflexion fascinante sur la manière dont la photographie tente de saisir le monde. Dans les années 1970 et 1980, Lynne Cohen y répondait par une belle mise en abyme lorsqu’elle imaginait une série de salles d’observation qui sont autant une référence à l’observation psychologique, très populaire à cette époque aux États-Unis, qu’une métaphore de la photographie. À travers ces fenêtres, les scientifiques tentent de saisir la psyché humaine de la même manière que nous essayons de comprendre le monde par l’image. Les chambres d’observation et la chambre photographique qu’utilise Lynne Cohen à ses débuts ne font ainsi plus qu’une.
La force des œuvres de Lynne Cohen et de Marina Gadonneix réside dans leur subtilité. De simples dissonances exposent totalement les mécanismes de notre société. Lorsque Florian Ebner, chef du cabinet de la photographie du Centre Pompidou, l’interroge sur la dimension politique de sa pratique, Marina Gadonneix répond que « comme Lynne Cohen, [s]on but n’est pas de dénoncer, il s’agit plutôt d’un constat ». La photographe canadienne affirmait quant à elle en 2009 : « Bien qu’il n’y ait pas grand-chose, voire rien, d’ouvertement politique dans mes photographies, beaucoup de choses y traitent du fait que nous sommes tous dans le même bateau. » Un bateau dûment disséqué par l’une comme par l’autre photographe.
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« Lynne Cohen/Marina Gadonneix. Laboratoires/Observatoires », 12 avril - 28 août 2023, Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, 75004 Paris.