Régulièrement balayée par des cyclones, située à plus de 10 heures d’avion de l’Europe, l’île de Madagascar, qui connaît l’un des taux de pauvreté les plus élevés au monde en dépit de ressources naturelles considérables, semble être le théâtre d’un véritable frémissement sur la scène de la création contemporaine.
UN CHAMP DES POSSIBLES
La Fondation H présidée par Hassanein Hiridjee vient de s’installer dans un bâtiment rénové et agrandi, au cœur du Tananarive historique, au pied du palais de la Reine et de celui du Premier ministre. Elle se positionne ainsi au centre d’un écosystème naissant, nécessairement liée à un fort engagement social. Le Début d’une histoire : c’est d’ailleurs le titre de la dernière œuvre de « Bientôt je vous tisse tous », exposition inaugurale de ce lieu et première monographie consacrée à Madame Zo, une artiste disparue en mai 2020, qui fut l’une des figures de la scène artistique locale. « Notre nouvel espace ouvre aujourd’hui, mais la Fondation existe depuis près de sept ans. Ce n’est pas un lieu de plus, mais un champ des possibles, qui s’ancre dans un temps long. Nous connaissons déjà très bien les artistes avec lesquels nous travaillons », précise Margaux Huille, directrice de la Fondation.
Hassanein Hiridjee est né à Antananarivo en 1975 dans une famille karane d’origine indienne. Orphelin de père à l’âge de 15 ans, il a fait des études à l’École supérieure de commerce de Paris, avant de revenir à Madagascar pour reprendre et surtout radicalement transformer l’empire familial. Puissant entrepreneur, il est à la tête du groupe Axian, qui œuvre dans le domaine des télécoms, de l’énergie et des services financiers. « Nous avons manqué la révolution industrielle, mais la révolution numérique, nous y sommes », dit-il en évoquant les fermes solaires « décarbonées, digitalisées, décentralisées » dans des villages pilotes, dont il espère faire bénéficier 500 000 personnes d’ici dix-huit mois. « Le narratif de l’Afrique est en train de changer. Je suis un optimiste de Madagascar, un optimiste de l’Afrique. Un nouveau récit du secteur privé commence, qui doit avoir un impact sociétal, comme ce que je veux faire dans le domaine de l’art », expliquait-il lors de l’inauguration du nouveau lieu de la Fondation.
Sa découverte de l’art ? Elle lui est venue par des amis de cœur à la fin des années 1990. Il a débuté sa collection en 2010. Prêtée autour du monde ou exposée dans les bureaux du groupe Axian, elle est à présent entièrement versée à la Fondation H. Lorsqu’il crée cette structure en 2017, la scène artistique de « Tana » est pour ainsi dire inexistante au-delà des frontières nationales. Marqué successivement par la colonisation, par un régime communiste sévère puis par une libéralisation sauvage, régulièrement secoué de coups d’État, le pays ne compte pas d’institutions étatiques dans le champ culturel. Toutes récentes, les initiatives émanent donc du secteur privé : le musée de la Photographie, imaginé dès 2013 (et ouvert en 2018) par un mécène belge, Cédric Donck, et une enseignante malgache, Helihanta Rajaonarison; Ndao Hanavao, laboratoire d’innovation élaboré avec Benjamin Loyauté et conçu par des designers invités, à l’initiative de Rubis Mécénat en 2018; ou encore Hakanto Contemporary, lancé en février 2020 par Hasnaine Yavarhoussen, sous la direction artistique de Joël Andrianomearisoa. C’est avec cet autre mécène malgache, de dix ans son cadet, que Hassanein Hiridjee a financé la mise en œuvre du Pavillon malgache à la Biennale de Venise en 2019.
Aujourd’hui encore, le nombre d’artistes actifs à Antananarivo est relativement restreint : « À mon arrivée, en quelques mois, j’ai rencontré l’ensemble des acteurs locaux », raconte Zouba K, artiste d’origine malgache venu il y a quatre ans de Puyricard, dans le sud de la France, où il est né. Seules existent quelques galeries comme la galerie Vellutini, qui le représente, ou la Flow Gallery, et une poignée de lieux d’exposition et de rencontre, parmi lesquels La Teinturerie. Aucune école d’art n’a en revanche vu le jour, raison pour laquelle la Fondation H propose des formations d’accompagnement aux artistes.
D’abord installée dans un espace d’exposition de 120m 2 à Antananarivo, la Fondation H a ouvert une antenne parisienne dans le quartier du Marais en 2020, afin d’y recevoir en résidence trois artistes par an, ainsi que le lauréat du prix Paritana, qu’elle remet à un jeune artiste malgache depuis 2016. Ce prix, qui fonctionne comme un baromètre de la scène artistique locale, a été attribué en 2023 aux artistes Ashiko Ratovo, Dina Nomena Andriarimanjaka et Ophélia Arilala Ralambosan; Ashiko Ratovo exposera le fruit de son travail l’année prochaine à l’Institut français de Madagascar, comme le photographe Mahefa Dimbiniaina Randrianarivelo le fait cette année.
Alors que le nouveau bâtiment ouvrait ses portes, une autre exposition était proposée dans un ancien immeuble de bureaux abandonné et rénové pour l’occasion : une vision singulière de Tananarive, délicate introduction à la ville, résultant d’une résidence effectuée par le Franco-Ivoirien François-Xavier Gbré (jusqu’au 13 mai 2023). À partir de photographies et d’archives trouvées dans les pages de vieilles revues achetées au marché aux Puces, celui-ci parvient à faire parler les murs en brique des maisons particulières comme ceux de l’université brutaliste, splendide et, elle aussi, ravagée par le temps.
UN LIEU À TAILLE HUMAINE
Au sein de la ville animée et bruyante, la Fondation H a donc emménagé dans un bâtiment historique : « Nous ne voulions pas construire un nouveau cube de verre. Nous avons au contraire repris un édifice existant, que nous avons restauré et fait agrandir par Otmar Dodel, architecte allemand installé à Madagascar depuis quinze ans, en préservant les matériaux d’origine que sont la brique et le bois, avec quelques ajouts de métal. » À l’issue de deux ans et demi de travaux, la réussite est réelle. Les 2000 m2 du bâtiment offrent un espace d’exposition à taille humaine et une halle monumentale de 9 mètres de haut, une bibliothèque et des espaces de médiation, ainsi qu’une cour plantée d’acacias et un jardin à l’arrière. Sept personnes sont employées à plein temps pour assurer la médiation des expositions.
Pour concevoir l’exposition inaugurale, Margaux Huille a fait appel à deux figures internationales de l’art, Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, directeur de la Haus der Kulturen der Welt à Berlin, et Bérénice Saliou, directrice de l’association Documents d’artistes La Réunion. Leur choix de proposer une artiste peu connue à l’échelle internationale résonne comme un manifeste : « Pour inaugurer l’espace, nous aurions pu montrer un choix d’œuvres de la collection. Mais, dès lors que nous avons découvert son œuvre, la décision de présenter une monographie de Madame Zo s’est imposée comme une évidence », raconte Bérénice Saliou. À partir de leur rencontre par une connaissance commune, Hassanein Hiridjee s’est lié d’amitié avec cette artiste tisserande née en 1956. De son vrai nom Zoarinivo Razakaratrimo, Madame Zo a d’abord été fonctionnaire cartographe avant de se tourner vers le design au début des années 2000 et d’obtenir un réel succès dans ce domaine. Puis elle a décidé en 2010 de consacrer sa vie à son art. Toutes les œuvres exposées appartiennent à Hassanein Hiridjee, qui l’a fortement soutenue jusqu’à sa disparition en 2020, alors qu’elle venait de recevoir le prix Paritana et s’apprêtait à partir pour une résidence à la Fondation H et à la Cité internationale des arts, à Paris.
LES TISSAGES HÉTÉROCLITES DE MADAME ZO
« Elle était une femme de peu de mots, mère célibataire ayant eu la vie dure », ajoute Bonaventure Soh Bejeng Ndikung. Sa pratique du tissage s’inspire de la fabrique locale du lamba, un tissu en coton, raphia ou soie que l’on porte dans des circonstances de fête pour célébrer les vivants, ou que l’on utilise comme linceul afin d’honorer les morts. « Son approche était une continuation du lamba, qu’elle entraînait vers le futur en incluant dans ses compositions des éléments hétéroclites, glanés dans la vie quotidienne », poursuit-il. Le métier qu’elle s’était fabriqué pour pouvoir réaliser des pièces faisant jusqu’à 5 mètres de haut a permis à Madame Zo de transcender cette pratique traditionnelle dans des œuvres qui peuvent rappeler celles d’Anni Albers ou de Sheila Hicks. De son vivant, elle n’a été que très rarement exposée : principalement à la Biennale de Dakar en 2000, au Smithsonian National Museum of African Art à Washington, en 2004, au musée du quai Branly – Jacques Chirac, à Paris, en 2018.
La Forêt, dans laquelle on voit briller des arbres noirs, Nuage de fer, où des fils de métal s’énervent à la surface de l’œuvre comme un halo de pollution au coucher du soleil, Mon métier, qui se compose de lames de scie, Santé de fer où l’on reconnaît des plantes médicinales prises entre les fils… Tels sont les titres poétiques de ces tissages dans lesquels on discerne aussi des clous de girofle, des bâtons de cannelle, des bois flottés, des pellicules de cinéma et des cartes mères. L’exposition, accompagnée d’un programme de conférences et performances préparé par Alya Sebti, directrice de l’ifa-Gallery, à Berlin, se divise en quelques chapitres poreux et non chronologiques : le paysage, les trous noirs, l’horizon ou la mémoire… Parmi les œuvres montrées, issues de la collection de la Fondation H qui en compte environ 200, la plus ancienne date de 2006. « Nous avons tout de suite pris le parti de suspendre ces tissages, de leur enlever leur cadre pour qu’ils s’envolent », explique Bérénice Saliou. Et l’effet produit est éblouissant, particulièrement dans la halle monumentale qui se conclut par Horizon, une composition sur laquelle joue la lumière zénithale.
« Bientôt je vous tisse tous », écrivait Madame Zo à Hassanein Hiridjee quelques semaines avant sa disparition. Des propos énigmatiques qui témoignent de sa position dans le monde. Figure de la scène artistique locale, elle avait entrepris il y a quelques années de prendre la route, sur la RN7, afin de présenter son travail dans les villages de Madagascar et de le faire partager aux habitants. Un film, diffusé dans l’exposition, la montre ainsi sur un marché, en train de parler d’un tissage de pommes ou d’un tissage en fils de cuivre, métal à la fois conducteur et curatif. En guise d’épilogue à cette monographie, les trois commissaires ont chacun invité une artiste à faire une résidence de trois mois, en écho au travail de Madame Zo. Grace Dorothée Tong, Amina Agueznay et Masami, respectivement originaires du Cameroun, du Maroc et du Japon, proposent une brève exposition qui témoigne de leurs singularités et de la communauté de pensée des recherches effectuées. « Elles avaient chacune un engagement pour le tissage, et nous avons senti que la résidence pouvait faire éclore quelque chose de nouveau dans leur travail », souligne Bérénice Saliou. L’esprit de Madame Zo semble en effet planer sur cette présentation, comme le papillon qui s’est perdu dans les fils de l’une des œuvres.
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Fondation H, rue Refotana, Ambatomena, Antananarivo 101, Madagascar; 24, rue Geoffroy-l’Asnier 75004 Paris.
« Madame Zo. Bientôt je vous tisse tous », 28 avril 2023 - 29 février 2024; « Grace Dorothée Tong », 2 février-30 juin 2023; « Masami », 6 février-30 juin 2023; « Amina Agueznay », 16 mars-30 juin 2023.