Pris pour un Juif dans Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey, l’un de ses plus beaux rôles, Alain Delon regardait partir une à une ses œuvres d’art, impuissant. Cette fois, c’est de son plein gré, mais non sans regrets, qu’il se déleste de trésors réunis le temps d’une vie. Soit 84 œuvres signées Véronèse, Beccafumi, Corot, Delacroix, Millet, Sérusier, Dufy, Gleizes… « Il y a quatre ans, mon père avait déjà songé à faire cette vente, mais il a pris son temps », nous a confié Anouchka Delon, avant de s’envoler pour Hong Kong où un best of de la vente devait être exposé – la renommée de l’acteur en Asie est immense depuis le triomphe de Plein soleil de René Clément, en 1960. La fille de l’acteur reconnaît avoir eu la chance de grandir « au milieu de tout ça ! » et se souvient qu’un dessin d’Edgar Degas ornait sa propre chambre…
« C’est plus qu’une collection, ces œuvres ont été pour lui des compagnons de vie. J’espère que d’autres vont les adopter et les aimer comme il l’a fait », poursuit-elle. L’ensemble, prudemment estimé de 4 à 5 millions d’euros, représente « 90 % de sa collection », précise Anouchka Delon. La star s’est déjà séparée de beaucoup de choses, des montres, du vin, des armes, une Ferrari… mais surtout des œuvres d’art. Pour avoir une vision complète de sa collection et de la diversité de ses goûts, il faudrait mettre bout à bout toutes ses ventes ! En 1990, alors que menace la récession, il cède à Drouot un ensemble allant de Gustave Courbet (le magnifique Château de Chillon) à Édouard Vuillard, pour payer sa part de La Belle Épicière d’Amedeo Modigliani, acquise peu avant, au pic du marché, en association avec Francis Bouygues dans la fameuse vente Bourdon. Il établit alors un record pour l’artiste : plus de 60 millions de francs, une somme colossale à l’époque ! La même année, c’est un ensemble de 39 bronzes du sculpteur Rembrandt Bugatti qu’il vend chez Sotheby’s à Londres… pour s’acheter des tableaux abstraits et du mouvement CoBrA. Il se séparera de ces derniers – 40 peintures, de Maria Helena Vieira da Silva à Pierre Soulages – en 2007 à Paris, chez Cornette de Saint Cyr (devenu Bonhams Cornette de Saint Cyr). Une vie trépidante de collectionneur passionné toujours en quête du prochain trophée, qui ressemble fort à celle de L’Homme pressé (1977) d’Édouard Molinaro, un film adapté du roman de Paul Morand, et dont Delon jouait le rôle-titre… Depuis, en 2016, chez Christie’s à Paris, il a encore dispersé avec succès 12 bronzes de Rembrandt Bugatti.
BRONZES, DESSINS…
Plusieurs bronzes animaliers – un genre qu’affectionne particulièrement celui qu’on a surnommé « Le Guépard » depuis le film homonyme de Luchino Visconti –, figurent dans la vente de Bonhams Cornette de Saint Cyr, parmi lesquels une panthère de Rembrandt Bugatti de 1907, fonte Hébrard (est. 250 000-300 000 euros). La vente comprend aussi des sculptures signées Georges-Lucien Guyot ou Antoine-Louis Barye. « Seule ma mère, à part lui, avait le droit de les toucher et même de les nettoyer, raconte Anouchka Delon. C’est quelqu’un de sensible et de tactile avec les œuvres d’art. »
Mais sa passion originelle reste le dessin. C’est avec ce médium qu’il a commencé à collectionner, dès 1964, par des œuvres de la Renaissance. L’acteur était souvent accompagné par son ami Pierre Cornette de Saint Cyr dans ses voyages à Londres, alors destination phare pour le marché des dessins. Un Saint Georges terrassant le dragon à la plume et à l’encre par Véronèse est estimé de 40 000 à 60 000 euros. Un dessin à double face de Domenico Beccafumi est évalué de 50 000 à 80 000 euros. Un Christ en croix du Guerchin devrait atteindre entre 20 000 et 30 000 euros. Alain Delon a avancé dans le temps, toujours avec du flair et un œil de plus en plus sûr. « Longtemps, je n’ai eu que des dessins, qui me fascinaient : l’artiste partait de là pour faire la toile. Puis j’ai découvert les impressionnistes, les postimpressionnistes, les fauves », nous avait-il confié en 2010.
Il est d’abord passé par ceux qui deviendront ses trois préférés : Jean-François Millet, Théodore Géricault et Eugène Delacroix. De ce dernier, Cheval arabe attaché à un piquet est estimé entre 300 000 et 500 000 euros. Plusieurs œuvres de Jean-François Millet figurent dans la vente, dont Paysannes au repos, une belle huile estimée de 200 000à 300 000 euros. Puis la star a dardé son œil bleu sur une Danseuse de dos de Degas au fusain et à la craie (est. 80 000-120 000 euros). Tranchant avec la tonalité presque austère de l’ensemble, La Baie de Sainte-Adresse, de Raoul Dufy (est. de 400 000 à 600 000 euros) est une ode à la mer et au soleil normand. Le tout témoigne d’un goût hors du temps, peu enclin au contemporain, mais toujours très sûr. « Il y a deux choses dont je suis fier : ma carrière d’acteur, et ma collection », a déclaré Alain Delon. Deux belles passions.
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« Alain Delon. 60 ans de passion », 22 juin 2023, Bonhams Cornette de Saint Cyr, 6, avenue Hoche, 75008 Paris.