En 2011, la collectionneuse indienne Kiran Nadar est intervenue pour financer le pavillon inaugural de son pays à la 54e Biennale de Venise, en l’absence quasi-totale de soutien étatique. À l’époque, son idée de créer un musée emblématique de sa génération à New Delhi n’était pas encore arrêtée. « Je ne savais pas encore quelle forme il prendrait, mais je voulais marquer les esprits », explique-t-elle à The Art Newspaper.
Fidèle à sa vision, Kiran Nadar est retournée le mois dernier à Venise pour la 18e Biennale d’architecture (jusqu’au 26 novembre 2023) afin de dévoiler les plans de ce qui promet d’être le plus grand musée d’art privé en Inde. Elle était accompagnée de David Adjaye, l’éminent architecte britannico-ghanéen qui, en 2019, a été choisi pour concevoir son bâtiment.
Le nouveau Kiran Nadar Museum of Art (KNMA) devrait ouvrir ses portes en 2026, près de l’aéroport international Indira Gandhi à New Delhi. Ce sera « le musée national d’art moderne et contemporain de l’Inde, dans son ambition comme dans son propos », a déclaré Glenn Lowry, directeur du Museum of Modern Art de New York, lors d’un échange avec David Adjaye à l’occasion du dévoilement des plans du bâtiment à la Biennale de Venise. « Les institutions indiennes n’ont pas été à la hauteur de l’ampleur et du potentiel de sa scène artistique, a déploré Glenn Lowry. Le KNMA joue le rôle symbolique de ce qui est désormais possible. »
Kiran Nadar est considérée comme la plus importante collectionneuse privée et mécène pour l’art moderne et contemporain indien aujourd’hui. Elle a agi comme une sorte de phare pour le monde de l’art du pays depuis qu’elle a ouvert son premier musée en 2010 dans une ville voisine de New Delhi, Noida, avec une collection d’environ 500 œuvres. Un an plus tard, elle a ouvert un deuxième espace dans un centre commercial à Saket, au sud de la capitale. Les deux sites existants du KNMA continueront d’accueillir des œuvres après l’ouverture du nouveau musée, même si rien n’a pas encore été totalement arrêté. La collection de Kiran Nadar compte aujourd’hui plus de 10 000 œuvres. « Elle est encyclopédique », dit-elle.
Une vaste collection nécessite un vaste musée. La construction imaginée par David Adjaye offrira une énorme surface – quelque 100 000 m2. Elle comprendra 11 salles pour des expositions temporaires et des accrochages tournants de la collection, allant de nouvelles installations vidéo et de chefs-d’œuvre modernes du XXe siècle à l’importante collection de peintures miniatures indiennes de Kiran Nadar, qui n’a encore jamais été montrée. Deux auditoriums pour les arts de la scène seront également construits afin d’aider à « attirer de nouveaux publics qui ne sont pas encore des amateurs d’arts visuels » et pour lutter contre « l’apathie générale à l’égard des musées » en Inde, selon la collectionneuse.
Le « manque de volonté » du gouvernement indien de financer l’art moderne et contemporain est un thème sur lequel Kiran Nadar s’exprime depuis longtemps. Elle compare les progrès de l’Inde à ceux de la Chine, où des centaines de musées privés ont ouvert leurs portes au cours de la dernière décennie. Une douzaine de projets comparables sont en cours en Inde, mais pratiquement aucun n’a la même ampleur ni ambition. « Je n’avais pas l’intention de devenir la doyenne de l’art indien, confie Kiran Nadar. Pour être honnête, je pense qu’il est temps que d’autres prennent le relais. Il ne peut s’agir de l’héritage d’une seule personne. »
D’autres collectionneurs super-riches tentent de combler ce manque. En mars, le Nita Mukesh Ambani Cultural Centre (NMACC) a ouvert ses portes à Mumbai, comprenant des salles d’exposition sur quatre étages, accueillant des stars de Hollywood et de Bollywood. « C’est leur façon d’aller de l’avant, je n’ai rien à ajouter à ce sujet », commente Kiran Nadar à propos du NMACC. Elle évoque avec plus d’enthousiasme le Museum of Art and Photography (MAP) récemment ouvert à Bangalore, le premier musée d’art privé du sud de l’Inde. De même, elle salue le projet de musée de l’homme d’affaires Sunil Kant Munjal à New Delhi, The Brij. « Ce sera une bonne chose pour Delhi d’avoir plus que mon musée », dit-elle.
Technologies expérimentales
« C’est le projet artistique le plus important sur lequel j’ai été amené à travailler, a déclaré David Adjaye à propos du KNMA dans un entretien accordé à The Art Newspaper. Et je ne dis pas cela à la légère. » Il s’agit du premier bâtiment conçu par Adjaye Associates en Asie du Sud, bien que le cabinet d’architecture soit associé à l’agence locale S. Ghosh & Associates de New Delhi.
La longue histoire de l’architecture dans la région a exercé une « profonde influence » sur David Adjaye depuis son premier voyage en Inde lorsqu’il était étudiant. Décrivant le projet comme « son concept de musée le plus avancé à ce jour », il explique que des technologies expérimentales seront utilisées, notamment un « anti-poussière » ajouté au mélange de béton pour protéger la structure de la pollution atmosphérique notoire de New Delhi.
Sa vision du bâtiment tient compte des « multiples civilisations de l’Inde » et intégrera « les conceptions démentes des sanctuaires hindous, la géométrie de l’architecture moghole du Rajasthan, le Delhi de l’ère coloniale d’Edwin Lutyens et les bâtiments modernistes et brutalistes de l’Inde postindépendance », explique-t-il.
Cette prise en compte des cultures et des religions de l’Inde intervient à un moment où de nombreux aspects du patrimoine national sont menacés par la montée de l’hindouisme nationaliste, soutenue en partie par le gouvernement au pouvoir, le Parti du peuple indien (BJP). Des mosquées historiques et des bâtiments de l’époque moghole ont été détruits. L’année prochaine verra l’achèvement du projet controversé du Premier ministre Narendra Modi, pour un coût de 2 milliards de dollars, visant à reconstruire les bâtiments du parlement de New Delhi datant de l’époque coloniale.
« La collection de Kiran Nadar n’est pas discriminatoire à l’égard des civilisations qui se sont succédé dans cette région, affirme David Adjaye. De même, je n’ai ni le droit ni la volonté d’exercer un jugement sur quelle civilisation est la meilleure. Je respecte toutes les civilisations qui ont eu un impact sur la beauté et l’art. Si cela ne plaît pas aux gens, je n’y peux rien. »
Le monde politique polarisé de l’Inde exerce une pression de plus en plus forte sur Kiran Nadar, mariée à l’industriel milliardaire Shiv Nadar. Elle a récemment fait l’objet de critiques sur Internet pour être apparue sur des photos avec Narendra Modi, qui sème la discorde, à l’occasion de sa visite le mois dernier d’une exposition à la National Gallery of Modern Art (NGMA) de New Delhi.
« L’exposition [de la NGMA] n’est en aucun cas une collaboration avec le KNMA, se défend Kiran Nadar à The Art Newspaper. J’ai été invitée à participer en tant que conseillère et j’étais présente à l’inauguration, mais pas en tant que représentante officielle du musée. » La collectionneuse rejette les critiques selon lesquelles le fait de s’associer à des membres du gouvernement pourrait compromettre la capacité du KNMA à exposer des œuvres à forte connotation politique ou à servir de plateforme pour défendre certaines causes. « L’équipe de conservateurs du KNMA s’engage à maintenir l’intégrité et l’autonomie artistiques et intellectuelles dans tous nos programmes », dit-elle.
Le difficile positionnement de Kiran Nadar est emblématique de la réalité des grands projets en Inde, où le processus d’obtention des permis de construire peut être opaque et d’une lenteur bloquante. D’ailleurs, les plans initiaux du nouveau KNMA prévoyaient une structure plus haute sur un terrain complètement isolé, mais ils ont dû être abandonnés en raison de complications liées aux règles d’urbanismes, explique David Adjaye.
L’habilité de Kiran Nadar à naviguer au sein d’un monde politique complexe ne profite pas seulement au futur bâtiment. Le KNMA exerce en effet de plus en plus un « soft power » bien supérieur à celui de nombre de ses homologues occidentaux, en facilitant les partenariats culturels dans toute l’Asie du Sud.
Ce printemps, le KNMA a conclu un accord sans précédent avec la Samdani Art Foundation au Bangladesh pour organiser des expositions entre les deux pays. Une récente exposition collective au KNMA de Saket, « Pop South Asia », a bénéficié d’un certain nombre de prêts venant du Pakistan. « Il a fallu se battre pour les obtenir, et même dans ce cas, certaines œuvres n’ont pas pu venir, regrette Kiran Nadar. Les relations entre nos deux pays sont très mauvaises, plus mauvaises qu’elles ne l’ont été depuis des années. Certaines choses dépassent l’art. »
Selon Kiran Nadar, l’institution s’efforcera désormais de faire la lumière sur l’histoire de la partition du sous-continent en 1947, afin d’envisager la région de manière plus unifiée. « Mon arrière-grand-père a été tué lors de la partition. Beaucoup de gens ont perdu un proche pendant cette période, tout le monde a des histoires. Lier l’art indien à l’art sud asiatique est un grand pas en avant, plaide-t-elle. Il se passe des choses formidables au Bangladesh, au Pakistan, au Sri Lanka, que nous devons davantage intégrer. Ce n’est pas facile, mais il faut essayer. »