L’introspection serait-elle le nouveau credo en vogue de l’architecture contemporaine ? C’est, en tout cas, ce que donne à voir la 18e Biennale d’architecture de Venise, qui met l’Afrique à l’honneur, un choix revendiqué par la commissaire de cette édition 2023, la Ghanéo-Écossaise Lesley Lokko, qui a intitulé son opus « Le Laboratoire du futur ». Deux grands thèmes irriguent les présentations : d’une part, la « décolonisation » ; de l’autre, la « décarbonation ». Rubrique « Transition écologique » oblige, nous nous intéressons ici plus particulièrement à la seconde thématique.
UNE BIENNALE SOUS LE SIGNE DU RÉEMPLOI ET DU RECYCLAGE
La durabilité, elle aussi, fait son autocritique, malaxant à l’envi les préfixes « re- » ou « ré- », tels réemployer, réutiliser, rénover, réhabiliter, réparer, recycler… Qu’a-t-on construit et comment ? Le regard intérieur s’opère à tous les niveaux. D’abord à l’échelle de l’œuvre, comme pour la pièce Bardo du Britannique Madhav Kidao, logée dans le Pavillon du Royaume-Uni. Elle a, en réalité, été fabriquée à partir de l’aluminium d’une première installation conçue en 2021 pour le Victoria & Albert Museum, à Londres, qui a été refondu et moulé pour l’occasion. Outre une référence au bouddhisme, l’œuvre de Kidao incarne aussi le concept hindou de punarmatyu – soit « re-mort » en sanskrit –, la destruction d’une forme entraînant immédiatement la création d’une autre.
La décarbonation, elle, se mesure aussi selon un périmètre géographique. Pour concevoir Ball Theater – La fête n’est pas finie, structure métallique à l’allure d’une boule à facettes surdimensionnée – un fragment, s’entend – dont l’intérieur se métamorphose en mini-amphithéâtre, les trois commissaires du Pavillon français (les architectes Gilles Delalex et Yves Moreau, de l’agence parisienne Muoto, et le scénographe Georgi Stanishev) ont fait appel aux experts de la Metallurgica Mainardi à Venise même. Ils ont en outre chiné, en Vénétie uniquement, des jeux de jardins d’enfants des années 1980 par le biais de sites comme eBay ou Subito – sorte de Bon Coin transalpin –, avant d’aller les collecter en camion.
Outre l’œuvre présentée, le Pavillon lui-même, parfois, peut se regarder dans le miroir. C’est le cas de celui des Pays-Bas, qui présente Plumbing the System, titre à double sens signifiant à la fois « installer une plomberie » et…« plomber le système ». Jan Jongert, le commissaire, a proposé d’installer sur le toit de cet édifice dessiné en 1954 par Gerrit Rietveld un système de rétention d’eau permanent, ici décrypté en détail. La raison ? Sa terrasse de 256 m2 reçoit 181 000 litres d’eau par an, de quoi prendre 10 000 douches d’une durée de 5 minutes ou arroser 9 000 m2 de parterres des Giardini. Cette eau préservée équivaut à 271 euros par an, mais le coût de l’installation d’un tel dispositif, des centaines de fois plus, selon Jan Jongert, si l’on considère le nombre d’obstacles administratifs à franchir : « Cet effort questionne les défis techniques et technocratiques en vue de la modification écologique bénéfique d’un bâtiment patrimonial. »
Le Pavillon allemand, quant à lui, voit encore plus grand, avec l’exposition « Open for Maintenance » [« Ouvert à la maintenance »], qui milite contre le gaspillage et pour une économie circulaire du secteur de la construction, responsable « à plus de 40 % des émissions globales
de CO2 ». Le lieu est littéralement devenu un dépôt de matériaux, réunissant la matière première issue d’une quarantaine de pavillons et/ou expositions de la Biennale d’art 2022. L’ensemble a été inventorié sur une base numérique développée par la firme Concular (openformaintenance-depot.net) afin d’être, ensuite, réemployé par des associations locales.
DES PROPOSITIONS DURABLES
Le « futur » durable, dont cette Biennale 2023 se veut « le laboratoire », réunit aussi, heureusement, une multitude de propositions architecturales. À commencer par le plus petit espace « habitable » : les WC. Ainsi la Finlande regarde-t-elle par le petit bout de la… cuvette pour faire la chasse à la… chasse d’eau. À l’échelle domestique, cette dernière représente « 30 % de la consommation d’eau d’un foyer », une gabegie. D’où un Pavillon arborant la dernière génération de toilettes sèches, baptisée « Huussi » – la plupart des 500 000 chalets d’été que compte la Finlande en sont équipés –, qui transforme les déjections humaines en compost. Toujours originaires du Grand Nord, les Suédois de White Arkitekter présentent, à l’Arsenale, Sara Kulturhus, un centre culturel coiffé d’un hôtel de 20 étages, achevé, en 2021, à Skellefteå, à deux pas du cercle arctique. Originalité ? Il est entièrement fait de modules en bois préfabriqués, assemblés autour d’un noyau de bois lamellé-croisé. En clair : il supporte des conditions météorologiques difficiles tout en restant économe en énergie, son toit végétalisé contribuant, entre autres, à isoler thermiquement l’édifice, à absorber la pollution sonore et à améliorer la biodiversité.
Au sein du Pavillon italien, l’architecte allemand d’origine burkinabé Diébédo Francis Kéré avance que « moins de 4% des émissions de gaz à effet de serre sont produits par le continent africain ». Son installation, intitulée Counteract, autrement dit « Contrecarrer », incite à rechercher des modes de construction qui réhabilitent les connaissances anciennes. Même son de cloche, non loin, chez Mariam Issoufou Kamara (Atelier Masomi, Niamey, Niger), laquelle fustige, précisément, le terme « vernaculaire » : « On a tendance à utiliser cette notion pour des pays comme les nôtres, en Afrique. Or, cela génère une hiérarchie que je n’aime pas. Toutes les architectures se valent. Je préfère parler d’architecture “traditionnelle”. Nous avons beaucoup à apprendre de celle-ci. Pendant tout le XXe siècle, on s’est laissé emporter par les nouveaux matériaux et les nouvelles technologies, par la possibilité de faire n’importe quelle forme, sans se soucier de la température – car, grâce à la climatisation et au chauffage, on pouvait être bien partout – ni des problèmes suscités par ces matériaux. D’où notre contribution massive à la pollution globale. Il s’agit maintenant de remettre ces savoir-faire au goût du jour. On les a utilisés au regard du climat et, parfois, avec peu d’argent; pourtant, ils ont toujours été associés au confort. Il y avait alors beaucoup de sagesse. Il faut aujourd’hui instaurer un nouveau dialogue entre ces savoir-faire traditionnels et les matériaux actuels, afin de créer une architecture en symbiose. Il n’y a aucune contradiction entre eux. »
Ainsi en est-il du Ellen Johnson Sirleaf Presidential Center for Women and Development, à Monrovia (Liberia), un complexe de bâtiments dont les faîtages étonnamment élevés s’inspirent des huttes palava. Au Liberia, les pluies, quasiment huit mois par an, sont bruyantes et diluviennes. Pour chaque module, Mariam Issoufou Kamara a non seulement dessiné un toit ultra-pentu en tuiles, mais aussi, à l’intérieur, conservé un large vide d’air afin d’assurer une bonne isolation acoustique, avant de déployer un plafond en bois : « C’est ce que j’appelle créer une architecture dont la forme est une vraie réponse au climat », souligne-t-elle. Son chantier devrait débuter en octobre 2023. Les matériaux, eux aussi, ont un futur. D’ailleurs, le Pavillon belge se fait un malin plaisir à nous le rappeler, avec la subtile exposition « In vivo» autour d’une partie du champignon, le mycélium. « Les microbes sont des architectes bénéfiques», distille une vidéo. L’idée est de « faire alliance avec les champignons qui peuvent être un matériau de construction très disponible, durable, renouvelable par auto-génération et peu coûteux ». Pour preuve : cette installation dont la vêture est constituée de panneaux de mycélium cultivé sur du marc de café et de la paille hachée, dans les caves de l’ex-site industriel bruxel-lois Tour et Taxis. Une expérience spatiale singulière avec, à la clé, une question non moins singulière : pourrions-nous nous laisser aller à rêver de bâtiments vivants, en croissance permanente et source de
connexions aventureuses ?
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18e Biennale d’architecture de Venise, 20 mai-26 novembre 2023, Giardini, Viale Trento 1260 ou Viale IV-novembre, Arsenale, Campo della Tana 2169/F ou Ponte dei Pensieri, et une multitude de lieux dans
Venise.