Considérée comme l’événement le plus important dans le domaine de la scénographie et de l’architecture théâtrale, la 15e Quadriennale de Prague rassemble cette année une centaine d’installations de 59 pays sur une thématique en vogue : « La Rareté ». Outre les événements collatéraux – conférences, performances ou exposition à la Galerie nationale –, son épicentre se déploie au marché de Holesovice, dans trois spacieux halls pour les Pavillons nationaux et sur la place principale pour les Pavillons concoctés par les étudiants. Les dispositifs ici dévoilés explorent principalement deux notions : d’un côté, le décor ; de l’autre, la manière de mettre en alerte les sens.
D’abord donc, l’espace. Dans le Pavillon norvégien, « pièce montée » métallique à trois étages, la performance est de mise, cinq comédiens évoluant en continu avec « chaque jour, de nouveaux costumes ». Représentant la France, Céline Peychet et Théo Mercier, avec une installation intitulée Gut City Punch – littéralement « Coup de poing dans le ventre de la ville » –, offrent un paysage apocalyptique en… sable, matériau amplement à l’honneur cette année. Leur proposition s'est vue décerner le Prix du jury lors de la remise des prix 2023 hier, 13 juin. « Pour dix jours seulement, nous n’avons rien voulu apporter de France, hormis notre savoir-faire, avance Théo Mercier. À quelques minutes d’ici, au bord de la rivière Vltava qui arrose Prague, nous avons "emprunté" du sable habituellement destiné au secteur du bâtiment, et d’ailleurs il y retournera ». L’installation – d’un poids de 60 tonnes – impressionne, car rien n’est moulé sur formes, tout a été sculpté. « C’est comme un "crack" dans la ville qui donne à voir les entrailles. On ne sait plus s’il s’agit d’une vision passée ou prophétique », explique l’artiste. Cette échelle domestique – la salle d’exposition – qui accueille une échelle urbaine – la ville – dévoilant elle-même son intérieur est une vertigineuse mise en abîme, tout comme la pièce elle-même. « Au fil des jours, l’œuvre va se dégrader, mais cette dégradation est intéressante, car elle est le propre de nos villes, de nos corps, de nos histoires, souligne Théo Mercier. C’est cette dimension performative de la matière qui nous passionne. » Du sable qui, in fine, retourne à sa carrière originelle : s’agit-il là d’une idée de conscience écologique ? Il n’en est pas de même pour tout le monde, le Pavillon slovaque déployant un énorme cube de polystyrène – matière honnie –, dans lequel des « morts-vivants » survivent tels des vers de terre.
La seconde notion essentielle abordée par cette Quadriennale 2023 est la manière d’activer les sens, à commencer par la vue. Nombre de propositions – progrès ou recul ? – se déclinent par le biais de casques de réalité virtuelle. Ainsi en est-il de l’Estonie, avec Eternity. Sur les parois intérieures du pavillon, se déploie une immense installation vidéo, un paysage de forêt en hiver, lequel s’anime soudain de gens, une fois chaussé le casque VR. Mais la magie opère aussi avec une version plus « low tech », comme chez les Danois – Open A Drawer –, où il suffit au visiteur d’ouvrir l’un des six tiroirs d’une micro-commode pour être plongé dans un bain d’images animées.
L’étroitesse d’un espace est une sensation que scrute, avec réussite, le Pavillon tchèque – Limbo Hardware – : sept couloirs (de bureaux, d’hôtel, de résidence, etc.) ont été réduits à une largeur de 40 cm, comme par une force inconnue, métamorphosant ces lieux jadis familiers en volumes devenus soudain suffocants. Le toucher est aussi ausculté. « Pendant la période du Covid, toucher était devenu dangereux et nous avons perdu ce sentiment, explique Angela Rocha, scénographe du Pavillon portugais. Cette installation invite à réamorcer ce sens. » À l’entrée, une pièce séduisante : un bureau, son siège, sa lampe, ainsi qu’un nuage entièrement recouvert d’aiguilles à coudre – 76 kg en tout ! –, que l’on caresse. À l’intérieur du pavillon, d’étroits couloirs truffés de fibres optiques frôlent les bras des visiteurs. Drôles de sensations, dans les deux cas !
Le Pavillon école français, conçu par sept étudiants sous la houlette des commissaires Nina Chalot et Cyril Teste, explore également ce sens. Baptisé We Do Not Own The Water, il se compose d’une structure métallique cubique ouverte aux quatre vents, dans laquelle sont suspendus, grâce à un jeu de cordes, des contenants en calcaire de forme tubulaire et de différentes dimensions que le visiteur est appelé à manipuler. « Nous voulions redéfinir les notions de capillarité et de porosité, dit Cyril Teste. L’eau ne jaillit pas, elle transpire de la pierre, elle transpire comme nous. C’est une approche sensible et extrêmement sensuelle de l’eau. » Une « fontaine » en quelque sorte où l’eau est certes présente, mais invisible. De l’art de l’illusion.
« 15e Quadriennale de Prague », du 7 juin au 18 juin, Prague, République tchèque.