Art Basel a-t-elle toujours autant la cote ? Certes, la reine incontestée des foires d’art contemporain réunit cette année 285 galeries, dont bon nombre comptent parmi les meilleures du monde. Mais, après Miami Beach et Hong Kong, le groupe MCH a essaimé la marque Art Basel à Paris, en prenant la place de la Fiac en octobre 2022. Or, Paris+ monte en puissance… Au point de susciter bien des interrogations dans le milieu de l’art. Bâle gardera-t-elle sa place ? Et son attractivité ?
ATOUTS HISTORIQUES D’ART BASEL
« L’étoile d’Art Basel à Bâle a-t-elle pâli aujourd’hui ? Je ne dirais pas cela, mais il est évident que l’attraction de Paris est très forte. Les différents acteurs du monde de l’art sont à la recherche d’une “expérience globale” telle qu’elle s’articule autour de la Foire Paris + : l’ensemble des musées et fondations, le maillage très complet des galeries, les magasins de luxe, les antiquaires, les restaurants et les hôtels… Les collectionneurs ont de quoi être très occupés pendant leur séjour dans la capitale française, qui peut durer une semaine », observe la galeriste Nathalie Obadia.
« Est-il plus attrayant d’aller à Paris plutôt qu’à Bâle ? Il n’y a en effet pas suffisamment de restaurants ni d’hôtels pour recevoir à Bâle, et les hôtels bâlois n’ont pas été refaits depuis longtemps. Cela suscite beaucoup de questions ! » confirme Dominique Lévy, copré-sidente de la méga-galerie LGDR, implantée notamment à New York, Paris et Hong Kong.
Toutefois, il serait illusoire de croire que l’éclat de la Ville Lumière suffirait à remplacer d’un coup de baguette magique l’habituel pèlerinage bâlois. D’abord, la ville suisse est loin d’être pauvre en termes d’offre culturelle. En ce mois de juin, on peut ainsi voir Doris Salcedo ou Jean-Michel Basquiat à la Fondation Beyeler (Riehen), Shirley Jaffe au Kunstmuseum Basel ou Roger Ballen au Museum Tinguely. Ensuite, Art Basel a pour elle « sa légitimité et son histoire, comme l’explique Dominique Lévy. Elle a été créée en 1970 par de grands galeristes, Bruno Bischofberger, Thomas Ammann et Ernst Beyeler. C’était alors la seule foire, on s’y préparait toute l’année pour montrer ce que l’on avait de mieux à offrir au monde international de l’art, des grands collectionneurs aux commissaires d’exposition les plus influents. C’est devenu un rituel, comme la Biennale de Venise. » De son côté, le marchand Franck Prazan juge la Foire bâloise solide. « Art Basel est l’épicentre des marchands et galeries dans le monde. Elle est le point de convergence des clients et le demeurera »,confie-t-il, précisant parler en son nom et non au titre de membre du comité de sélection de la Foire. Et d’ajouter : « Pourquoi Londres reste-t-il à ce jour l’épicentre du marché de l’art en Europe ? Parce que Christie’s et Sotheby’s l’ont décidé ! Il en est de même pour Art Basel à Bâle ! »
Le fait qu’Art Basel ait été créée en Suisse n’est pas… neutre. « C’est là que sont installées les plus grandes fortunes du monde, analyse Nathalie Obadia. Il s’y trouve aussi les ports francs, qui restent essentiels pour les œuvres de très grande valeur. Ainsi, c’est à Art Basel que sont exposées les pièces les plus chères – l’an dernier, nous avons constaté que les galeries modernes qui ont exposé à Art Basel et à Paris + ont montré des œuvres à des prix beaucoup plus élevés à Bâle qu’à Paris. » Elle souligne en outre la « réputation mondiale » de nos voisins helvètes en matière de stabilité de leur système politique, monétaire et bancaire, « même si nous avons assisté au naufrage du Crédit suisse – il y a aussi eu des faillites bancaires aux États-Unis récemment. La Suisse reste une place sûre, non soumise à des risques politiques ou économiques. »
« Par ailleurs, précise la galeriste parisienne, la Suisse n’est pas dans l’Union européenne; la Foire de Bâle n’est donc pas soumise aux différentes réglementations (droit de suite, TVA sur les œuvres d’art, TVA à l’importation). C’est aussi pour cette raison qu’elle s’était imposée dès sa création en 1970, face à Art Cologne instaurée trois ans plus tôt en République fédérale d’Allemagne. »
Dominique Lévy considère qu’il s’agit là « de vieilles histoires. Il existe aussi des zones sous douane en France. La Suisse est en effet plus pratique pour l’importation et l’exportation temporaires, mais je ne crois pas que cette question joue tant que cela. En revanche, par tradition, les Français, et les Européens en général, n’aiment pas trop dépenser dans leur propre pays. Néanmoins, la situation a évolué : ce n’est pas parce que vous achetez à Paris que vous ne pouvez pas être facturé depuis New York. Le milieu de l’art est devenu international. »
DES PUBLICS DIFFÉRENTS
Avec ses salons satellites (Volta, Liste…), la superficie généreuse de Messe Basel, le secteur Unlimited réservé aux formats monumentaux et muséaux – apanage, pour l’instant, d’Art Basel/Basel – ainsi que la Foire Design Miami/Basel concomitante, Art Basel, à l’origine intimiste, s’est transformée en « mammouth ». « Or, pointe Dominique Lévy, je ne suis pas sûre qu’il y ait de la place pour deux mammouths en Europe. »
La question cruciale à ses yeux est le rapport de force qui va s’instaurer entre Bâle et Paris. « Art Basel a du sens à Miami, à Hong Kong… Une foire par continent, c’est parfait. Mais si on commence à les multiplier, dans plusieurs villes, elles risquent de se régionaliser », estime-t-elle. Y aura-t-il de la place en Europe pour deux très grandes foires ? Selon la galeriste, aucune jusqu’ici n’arrivait à la cheville d’Art Basel à Bâle… Mais cette Foire dominant le marché a accouché sur le même continent d’une bouture qui ne demande qu’à croître : un cas d’école ! « Deux foires européennes successives, simplement séparées par un été, cela nécessite d’avoir suffisamment d’énergie et d’œuvres d’art à montrer. Surtout, la vraie question n’est pas de savoir laquelle des foires est la meilleure, mais quel sera le public de chacune. Bâle conservera-t-elle la même fréquentation, quand Paris accueillerait un public plus européen ? N’oublions pas qu’en octobre, les activités professionnelles et la scolarité des enfants ont repris; il est plus difficile de voyager qu’en juin. Si vous êtes européen, vous pouvez visiter les deux; mais si vous êtes chinois ou américain, vous ferez sans doute un choix ! C’est à nous de nous adapter à ce public. Cela étant, si ces deux foires ne parviennent pas à être bien distinctes, l’une plus européenne, l’autre plus internationale, je crains qu’elles ne se phagocytent », poursuit Dominique Lévy. « D’ici cinq ans, prédit-elle, soit il y aura deux foires moyennes, soit deux très différentes et exceptionnelles… soit une gagnante et une perdante. »
Au-delà même de la concurrence exercée par Paris, le monde a changé. « Depuis le Covid-19, il y a eu une réorientation dans la façon de voyager, note encore Dominique Lévy. De nombreux clients achètent sur photo avant la Foire. En outre, cette année, j’attends à Bâle davantage de visiteurs asiatiques qu’américains. Tout ceci implique de redéfinir ce que l’on met sur les stands : faut-il le meilleur ou simplement une très bonne qualité ? » Le cru 2023 permettra d’apprécier les évolutions en cours. « Nous verrons si Art Basel continue à attirer les plus grands collectionneurs et responsables d’institutions du monde entier. Les Asiatiques, qui n’étaient pas encore revenus en 2022 à Art Basel, seront-ils présents cette année, ou privilégieront-ils Paris ? » s’interroge Nathalie Obadia. « Je crois qu’Art Basel est en train de tester les deux Foires, afin de savoir si les marchands, les collectionneurs et les artistes peuvent les absorber toutes deux. C’est le marché qui répondra », conclut Dominique Lévy.
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Art Basel, 15-18 juin 2023, Messe Basel, Messeplatz 10, 4058 Bâle, Suisse.