Hannah Gadsby ne mâche pas ses mots s’agissant de Pablo Picasso. Dans son spectacle de stand-up Nanette, diffusé sur Netflix en 2018, la comédienne australienne se livrait à une critique acerbe de la relation entre Picasso et sa muse adolescente Marie-Thérèse Walter, âgée de 17 ans seulement lorsqu’elle rencontre le peintre pour la première fois – il a alors 45 ans. « Je le déteste, mais on n'a pas le droit de le détester », lance-t-elle, à cause du « cubisme ». Le géant de l'art moderne, coureur de jupons, nous est « vendu sous les traits d'un génie passionné, viril et tourmenté » et non, selon l’humoriste, comme un misogyne.
Après avoir résumé l'histoire de l'art occidental – Picasso inclus – comme « des hommes peignant des femmes comme s'il s'agissait de vases de chair pour leurs fleurs de bite », Hannah Gadsby plaisante : « Je pense que j'ai ruiné toute chance d'obtenir un emploi dans une galerie ». Pas tout à fait. Cinq ans après Nanette, elle partage la vedette avec Picasso pour une exposition qui, comme le promet le Brooklyn Museum, aborde « l'héritage compliqué de l'artiste sous un angle critique, contemporain et féministe ».
« It’s Pablo-matic : Picasso According to Hannah Gadsby » s’inscrit dans une série des expositions organisées cette année pour marquer le 50e anniversaire de la mort de l'artiste. Le programme, soutenu par les gouvernements français et espagnol, s'intitule « Célébration Picasso 1973-2023 ». Le choix du Brooklyn Museum d’inviter une personnalité qui confesse détester Picasso pour assurer le commissariat d’une exposition destinée à célébrer l’artiste peut paraître surprenant. Mais les co-commissaires de Hannah Gadsby au musée, Catherine Morris et Lisa Small, décrivent l'humoriste comme la « partenaire idéal » pour une exposition qui met l'accent sur « l'un des débats les plus importants aujourd'hui en rapport avec Picasso » – la critique féministe.
« Nous avons été fascinées par l'intérêt d'Hannah pour l'histoire de l'art », confie Catherine Morris, et par le fait qu’elle considère Picasso comme une étude de cas sur les « dommages culturels systémiques causés par la misogynie ». Dans Nanette, elle a dressé des parallèles directs entre Picasso et les hommes contemporains mis en accusation par le mouvement #MeToo : Harvey Weinstein, Bill Cosby, Woody Allen, Roman Polanski. Pour autant, les commissaires réfutent toute tentation de cancel culture à l’égard de Picasso. Selon elles, l'exposition cherche plutôt à s'attaquer à l'épineux débat moral catalysé par #MeToo, à savoir celui de faire du « bon » art produit par de « mauvaises » personnes, et au patriarcat du monde de l'art illustré par Picasso. « Nous voulons créer un espace pour susciter ce débat, explorer cette complexité plutôt que nous limiter à un [message] normatif », explique Lisa Small.
Hannah Gadsby a joué un rôle clé dans l'élaboration des thèmes de l'exposition du Brooklyn Museum, qui associe des œuvres de Picasso à des pièces de la collection d'art féministe du musée, dont la plupart ont été créées après la mort de l'artiste en 1973. À côté des représentations de Picasso du nu féminin couché, de l'atelier en tant qu'« espace sexuellement chargé » et du mythe du Minotaure – l'alter ego mi-homme, mi-bête de l'artiste – sont présentées des œuvres qui affirment le pouvoir corporel et créatif des femmes.
Parmi celles-ci, figure notamment le « formidable » double nu Intimacy Autonomy (1974) de Joan Semmel, peint du point de vue de l'artiste regardant le corps de son partenaire et le sien au lit ; l'illustration par Judy Chicago de l'érotisme féminin d'Anaïs Nin ; et le montage par Betty Tompkins d'une déclaration d'excuses #MeToo sur une représentation de la lubricité biblique, Suzanne et les Vieillards, d'Artemisia Gentileschi. « Même si elles n’engagent pas une confrontation directe avec Picasso, poursuit Lisa Small, ces artistes féministes réagissaient à ce que son œuvre représente dans ce système institutionnel plus large, à savoir le regard porté sur le corps des femmes dans l'art ».
L'exposition vise à déconstruire la « machine Picasso », mais aussi à « recadrer les priorités », selon Catherine Morris. L'obsession picturale de Picasso pour ses muses féminines et le motif récurrent de l'artiste et du modèle ont alimenté un vaste corpus d'œuvres dans lesquelles la sexualité est profondément liée au pouvoir de la créativité. La dernière section de l'exposition est « consacrée à des femmes artistes activement engagées dans une réflexion sur elles-mêmes en tant que créatrices et sujets », sans aucune œuvre de Picasso dans l’accrochage, afin de remplacer à la génération suivante la créativité issue de la domination masculine.
« It’s Pablo-matic : Picasso According to Hannah Gadsby », Brooklyn Museum, New York, 2 juin-24 septembre 2023.