C’est un nouveau lieu qui vient d’ouvrir ses portes au bord du lac suisse. Il y a quelques mois à peine, Nicolas Girotto, président de Bally, a demandé à Vittoria Matarrese d’écrire le récit d’une maison qui serait le siège de la fondation de l’entreprise pour l’art et la culture, créée en 2006. Sa mission : l’ancrer dans une histoire et sur un territoire qui compte de nombreuses collections privées, dont celle de la famille Thyssen-Bornemisza jusqu’en 1993, année de son départ pour Madrid. Dans ses précédentes fonctions de directrice de la programmation des arts performatifs au Palais de Tokyo, à Paris, Vittoria Matarrese avait notamment imaginé le très remarqué Festival Do Disturb.
Les liens de Bally avec l’art ne datent pas d’hier. Depuis sa création en 1851, Bally a en effet réuni autour de ses productions des illustrateurs et des photographes comme Werner Bischof ou Gunter Sachs. Robert Mallet-Stevens a même dessiné une boutique à Paris et une autre à Rouen. Parmi les initiatives de la fondation a été créé en 2008 le Bally Artist Award : il récompense des artistes suisses ou vivant en Suisse. Cette année, il a été remis à Pedro Wirz, dont une des œuvres sera offerte au MASI, le Museo d’arte della Svizzera Italiana, à Lugano, où il bénéficiera d’une exposition dans l’année.
LE DEHORS EN DEDANS
Nouvelle étape, la villa Heleneum a été confiée à la Bally Foundation par la municipalité de Lugano. La demeure a été construite dans l’esprit de Monte Verità par Hélène Bieber, une danseuse du début du XXe siècle, dans l’idée d’y tenir un salon. De cette femme, on sait peu de choses, si ce n’est qu’elle possédait un tableau de Pablo Picasso de la période bleue, qu’elle s’est inspirée de l’architecture du Grand Trianon à Versailles pour dessiner sa villa entre 1930 et 1934, et qu’elle y est finalement assez peu venue, laissant planer sur sa propriété une dimension fantasmatique propice à la naissance de toutes sortes de légendes. Ouvrez la porte d’une armoire vitrée : les mots d’une nouvelle inédite de Yannick Haenel, Lac, se mettent à résonner dans la pièce comme si la maison parlait.
La villa est construite au bord du lac. Un escalier descend même directement dans l’eau, depuis un jardin suspendu, lequel est aujourd’hui un lieu public où les promeneurs sont nombreux. « “Un lac inconnu”, qui donne son titre à l’exposition, c’est “mon” lac inconnu, pour lequel j’ai éprouvé un coup de foudre la première fois que je me suis rendue à Lugano. Ce sont des mots que j’emprunte à Marcel Proust, qui désignait ainsi métaphoriquement le lieu de l’inconscient dans Le Temps retrouvé », raconte Vittoria Matarrese.
À partir des œuvres d’une vingtaine d’artistes, un dialogue très réussi avec le lac s’installe dans l’exposition, faisant régner le doute sur la limite entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur. Au sens propre, la fresque de Mathias Bensimon, Le Lac intérieur (2023), envahit une sorte de jardin d’hiver : cet espace ouvert est entièrement peint d’un bleu qui évoque à la fois l’eau et le ciel, comme un nuage sous la villa.
VOYAGE INTÉRIEUR
« Close your Eyes ». Le mot d’ordre est de Haim Steinbach, et il donne le ton de la visite. Les lettres se dessinent sur le paysage, écrites sur la vitre d’une vaste baie rectangulaire, comme un écran de cinéma sur le lac. C’est l’une des folies architecturales de la maison. Il faut alors se laisser porter par la promenade. Le lierre du jardin semble entrer dans les salles du rez-de-chaussée, à travers un rare ensemble de sculptures de Vito Acconci (Bodies in the Park, 1985) : des corps de verdure artificielle devenus banc, table et gloriette. Les grandes fleurs de forsythias, que Petrit Halilaj et Álvaro Urbano ont façonnées pour le Palacio de Cristal, dans le parc du Retiro, à Madrid, ont envahi l’escalier comme une jungle délicate (27th of March 2012 (Forsythias), 2020). Et les notations météorologiques et paysagères de Caroline Bachmann, artiste suisse qui sera exposée au Crédac, à Ivry-sur-Seine, à l’automne 2023, invitent encore à se perdre dans le paysage par les fenêtres : ses tableaux carrés sont conçus à partir d’un ensemble de dessins qu’elle réalise devant son atelier face au lac Léman. Une danseuse de Wilfrid Almendra entre en scène, frêle créature à l’ossature en fer à béton et à la parure de paon, immobile et frémissant hommage à l’ancienne maîtresse des lieux (Le Mouvement de la danseuse, 2022).
« Un lac inconnu » se cristallise véritablement à travers deux performances poignantes. La première, Respire Respire (2019), de l’Austra-lienne Mel O’Callaghan, conduit quatre personnages à entrer dans un état de conscience modifiée, guidés par l’une des performeuses qui est aussi psychologue. Ils sont comme enveloppés dans des sculptures de verre diélectrique qui reflètent le lac. « La performance a eu lieu une quinzaine de fois, mais, ici, la profondeur du lac la transforme », souligne l’artiste. La seconde, Rayon vert(2021), d’Adélaïde Feriot, entre littéralement en résonance avec le lac par l’effet d’un chœur antique. Cinq masques de théâtre en fonte d’aluminium, desquels tombent des larmes de satin, couleur de coucher de soleil, sont animés par autant de performeurs qui mènent une narration sans mots composée à partir de chants polyphoniques et de quelques gestes millimétrés, remontés de la nuit des temps. La voix comme un paysage.
L’exposition s’achève dans une explosion de visions sous-marines. Projetée sur un écran monumental, la vidéo d’Emilija Škarnulytė, Sunken Cities (2021), montre l’artiste lituanienne parcourant à la nage les eaux du golfe de Pouzzoles, face à la baie de Naples, à la recherche de la ville disparue de Baia. Autre apparition, la créatrice portugaise Ligia Dias suspend le filet d’une pêche miraculeuse comme un lustre du XVIIIe siècle (ANTONI, 2021). Il retient dans ses mailles des pampilles chatoyantes, des capsules de bière et des bouchons de champagne. Enfin, c’est à Oliver Beer qu’il revient de clore la visite avec ses Resonance Paintings (2023) : plaçant un ampli sous la surface de la toile, il utilise les vibrations pour faire circuler la couleur. Le son comme un pinceau.
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« Un lac inconnu », 20 avril-24 septembre 2023, Bally Foundation, villa Heleneum, via Cortivo 24, 6976 Lugano, Suisse.