Dans ses Souvenirs d’un marchand de tableaux, Ambroise Vollard décrit comment le frère de madame Manet aurait considéré que la version très libre de l’Exécution de Maximilien (1867-1868, Londres, The National Gallery) « prenait trop de place sur le mur », l’aurait « déclouée de son châssis, puis roulée et reléguée dans la remise, sous un meuble ». Un jour pourtant, il décida d’en « tirer » parti et imagina que « le sergent qui charge son fusil pourrait passer, présenté tout seul, pour un sujet de genre ». Quelque temps après, Ambroise Vollard récupéra ce qu’il en restait et le déposa chez son rentoileur, chez lequel Edgar Degas avait lui-même apporté « son sergent ». Il fit le lien, et bientôt Degas déduisit que le vandale avait peut-être conservé quelques pièces de ce puzzle. Il renvoya alors Vollard chez madame Manet où son frère, avide, fut soudain pris de regret : « Si j’avais pu penser que des bouts de toile tout rongés par le salpêtre du mur pouvaient encore avoir de la valeur, je ne m’en serais pas servi pour le feu ! » Degas fit coller sur une toile de la dimension présumée du tableau primitif le Sergent et le fragment de l’Exécution de Maximilien qu’il avait acquis de Vollard. Le marchand rapporte un dialogue qui résume à lui seul le propos de l’exposition : « “La famille, méfiez-vous de la famille !” ne cessait de répéter Degas, quand il amenait des visiteurs devant cette reconstitution. Je me rappelle qu’un jour, à cette occasion, un indiscret lui ayant dit : — Cependant, monsieur Degas, Manet lui-même n’a-t-il pas coupé le portrait que vous aviez fait de lui et de sa femme ? Le peintre, vivement : — Mais qui vous permet, monsieur, de juger Manet ? » Tout est dit.
Au soir de sa vie, soit trente-quatre ans après la disparition d’Édouard Manet, Edgar Degas avait réuni près de quatre-vingts œuvres de son ami dont trente et une sont présentées au musée d’Orsay. Or, tout au long de leur existence commune, les deux peintres partagèrent des moments de grâce et des périodes de froideur. Comme le souligne le co-commissaire Stéphane Guégan devant l’Exécution de Maximilien : « Manet est familier des tableaux découpés, alors que Degas a une technique assez addictive qui l’incite à rajouter tantôt un rectangle d’un côté, tantôt une bande en bas comme le révèlent les radiographies de ses œuvres. Un qui coupe, l’autre qui raccommode… C’est une allégorie de leur relation blessée et raccommodée. Un beau symbole de leur histoire. »
ENTRE LA CONFRONTATION ET LE DIALOGUE
Absolument tout oppose a priori les deux artistes. Qu’ils se soient ou non rencontrés dans les salles du musée du Louvre, à Paris, alors qu’ils effectuaient des travaux de copies – aucun document ne l’atteste –, ces fils de grands bourgeois se retrouvent peut-être dans leur admiration commune pour Eugène Delacroix et les peintres espagnols ; mais justement cette section de l’exposition démontre avec brio combien Manet est déjà Manet lorsqu’il s’empare de Diego Vélasquez. Devant Delacroix ou Titien, il est là sans être là, mais grâce au géant espagnol, il s’embrase. Degas sera un temps dans la retenue, à cause, ou peut-être en raison, de sa généalogie artistique ingresque.
Édouard Manet, formé par Thomas Couture, s’émancipe tôt et gravit plus vite les échelons vers la reconnaissance. C’est un fait. Tout au long des années 1860, Edgar Degas se fait discret et expose peu, mais il réalise tout de même des œuvres aussi fortes que Portrait de famille (1858-1869, Paris, musée d’Orsay) ou l’étonnante Scène de guerre au Moyen Âge (vers 1865, Paris, musée d’Orsay). De fait, lorsque Manet dira en 1872 à l'écrivain Théodore Duret que Degas fait des progrès, la remarque condescendante ne fait pas honneur au peintre d’Olympia. Les deux artistes, piliers du café Guerbois, dans le 18e arrondissement de Paris, se côtoyaient chez les Morisot ou à l’opéra, où des témoins rapportent avec verve leurs échanges de bons mots.
La salle dédiée aux courses est peut-être la plus étonnante de l’exposition, car elle rebat les cartes. Les Courses à Longchamp (Chicago, The Art Institute) et Les Courses (collection particulière) d’Édouard Manet datent respectivement de 1866 et 1872, alors qu’Edgar Degas traitait le sujet depuis quelques années. Aussi la présence ici du Torero mort de Manet (vers 1864, Washington, The National Gallery of Art) surprend, puisqu’elle paraît bien une réponse à la Scène de steeple-chase de Degas (1866, Washington, The National Gallery of Art). Au café, chez la modiste ou autour des grisettes, par ces sujets, il est évident que Manet a été incité par les recherches de Degas à se réinventer ou du moins à explorer des territoires nouveaux.
Dans sa préface au catalogue, Laurence des Cars, qui est à l’origine de cette rencontre, écrit que « réunir ces chefs-d’œuvre exceptionnels, c’est proposer de ramener la modernité picturale à ces échanges de regards et tenter une histoire de l’art autrement ». Le modus operandi défendu par Stéphane Guégan entre la confrontation et le dialogue est extrêmement stimulant, tant pour le public que pour les spécialistes. L’exposition, qui prend à témoin le visiteur, offre d’ailleurs nombre de confrontations qui relèvent de ce qu’il explique être des « parallélismes dont les artistes n’avaient pas conscience, mais qui sont inhérents à leur époque. Ces rapprochements ne sont justifiés en rien d’un point de vue documentaire, mais en tout du point de vue poétique. Ils participent d’une sorte de convergence poétique, de rêveries liées au climat social, aux rapports entre les hommes et les femmes sous le Second Empire ou de l’actualité politique… »
LE DEUIL IMPOSSIBLE DE DEGAS
L’exposition propose finalement de découvrir un volet éminemment sensible et respectueux d’Edgar Degas. Isolde Pludermacher, autre commissaire de l’exposition, rappelle que les témoignages incitent à imaginer « un Manet élégant, spirituel, à l’aise en société, recevant artistes, amis et journalistes dans son atelier, “peintre né” pour citer Jacques-Émile Blanche, posant volontiers pour ses pairs ou pour les photographes, ne renoun Manet élégant, spirituel, à l’aise en société, recevant artistes, amis et journalistes dans son atelier, “peintre né” pour citer Jacques-Émile Blanche, posant volontiers pour ses pairs ou pour les photographes, ne renonçant jamais à “vaincre le Salon”, et un Degas d’une nature plus réservée mais farouchement indépendante, à la parole incisive et aux positions radicales. nçant jamais à “vaincre le Salon”, et un Degas d’une nature plus réservée mais farouchement indépendante, à la parole incisive et aux positions radicales. »
Ici au contraire, on perçoit le désarroi de Degas lorsque cesse son échange avec Manet. En réunissant des œuvres de ce dernier aux antipodes de ses propres sujets, telles Gitane avec une cigarette (1862, Princeton, Princeton University Museum) ou même l’Exécution de Maximilien, qu’il sauve littéralement, Degas démontre une formidable ouverture et un respect infini pour l’autre. En protégeant l’œuvre de Manet, il est aussi un visionnaire, car « son » Manet est celui qui nous touche le plus aujourd’hui. Contrairement à la version plus achevée, « son » Exécution de Maximilien, dont la façon est si proche de Francisco de Goya, révèle très sensiblement les degrés de contraction de notre civilisation. À travers cette pieuse reconstitution, Degas partage les doutes de son ami sur l’absurdité des appétits des puissants et sur les limites de l’impérialisme.
-
« Manet/Degas », 28 mars-23 juillet 2023, musée d’Orsay , esplanade Valéry-Giscard-d’Estaing, 75007 Paris.