Bruxelles est l’une des capitales incontestées de l’Art nouveau. Portée par la réflexion critique sur la colonisation, que l’on a pu découvrir entre autres, à Bruxelles, Anvers et Paris (1), l’exposition « Style Congo. Héritage et hérésie » au CIVA, à Bruxelles, vient quelque peu écorner le mouvement artistique. Elle établit en effet un lien, longtemps passé inaperçu, entre le développement de cette nouvelle architecture et l’entreprise coloniale belge au Congo – la politique du roi Léopold II (1835-1909), instigateur de la colonisation de l’État africain, est depuis de nombreuses années sérieusement récusée.
Tout part d’une petite phrase de l’historien d’art belge Hippolyte Fierens-Gevaert (2). Dans le chapitre de son livre Nouveaux Essais sur l’art contemporain (3) consacré à l’architecture, l’on peut lire à propos de l’Art nouveau et de l’un de ses représentants, l’architecte et designer Paul Hankar : « Si l’on songe à l’affligeante pauvreté ou à la sotte prétention de notre architecture bourgeoise d’il y a dix ans, si l’on parcourt les quartiers récents de Bruxelles où se multiplient les façades riantes et variées, on saisira immédiatement combien fut féconde, rapide, miraculeuse, l’action que [Paul Hankar] ce chercheur obstiné exerça parallèlement avec [Victor] Horta. Et nous pouvons rappeler aussi, non sans fierté, que Hankar fut l’un des principaux décorateurs du Palais colonial de Tervuren en 1897, où, pour la première fois, le “style nouveau” était soumis au public des expositions. L’art de nos jeunes constructeurs en a même gardé le surnom populaire de Style Congo. »
ARCHITECTURE ET COLONISATION
Ces « jeunes constructeurs » ne sont autres que les architectes-décorateurs belges Gustave Serrurier-Bovy (1858-1910), Georges Hobé (1854- 1936), Henry van de Velde (1863- 1957) et Paul Hankar (1859-1901). Ils furent chargés de concevoir la « Section congolaise » (appelée aussi « Exposition coloniale ») de l’Exposition internationale de Bruxelles de 1897, section décentralisée à Tervuren, dans la banlieue bruxelloise. À la fin de la manifestation, cette partie de l’exposition a été conservée et a pris le nom de Musée du Congo (4). L’appellation « Style Congo » s’est popularisée par le biais de la « salle ethnographique » de ce Palais des colonies construit par Paul Hankar, tout comme l’aménagement et le mobilier qu’elle contenait. Mentionnons cet impressionnant alignement de vitrines de bois et de verre, aux formes caractéristiques de l’Art nouveau, alors qualifiées d’« exotiques ». Outre de ce mobilier, principalement réalisé avec des matières premières en provenance de la colonie belge (bois dur, ivoire), la salle était ornée de tapisseries et de peintures évoquant la flore et la faune du Congo. Selon un cartel, ces décors avaient pour but « de promouvoir l’intérêt commercial et culturel de [ce qui était alors] l’État indépendant du Congo sous Léopold II ».
Pour les organisateurs de l’exposition, « en tant qu’œuvres d’art totales, les pavillons des Expositions internationales et coloniales illustrent la synthèse des arts à laquelle le modernisme aspirait, non seulement à travers la forme architecturale et les arts appliqués, mais aussi par la fusion entre la scénographie et les collections présentées, créant ainsi un précédent aux dispositions de monstrations dans les musées ethnographiques. À travers leurs constructions envoûtantes et leurs références séduisantes, les pavillons véhiculaient une double idée du Congo : colonie africaine lucrative et champ créatif pour les artistes et architectes belges. »
Cette mise en relation inédite entre l’émergence de l’Art nouveau à Bruxelles et l’entreprise colonisatrice de Léopold II (qui ne s’est jamais rendu au Congo) se base sur une importante série de documents d’archives, dont les plus représentatifs constituent le cœur de l’exposition du CIVA. Mis en espace par le studio d’architecture Traumnovelle, les documents s’étendent de 1885, l’Exposition universelle d’Anvers, à 1958, l’Exposition universelle de Bruxelles, celle-ci étant la dernière de ces manifestations internationales pendant lesquelles le Congo était encore une colonie – l’accession à l’indépendance ayant lieu deux ans plus tard, en 1960.
DES CRITIQUES ARTISTIQUES
Les œuvres des plasticiens contemporains convoqués pour l’occasion figurent en satellite de cette exposition centrale. Elles en constituent des interprétations, remettant en cause la perception classique de l’architecture moderne au tournant du XXe siècle. Si bon nombre de ces réalisations sont immanquablement marquées par le mouvement actuel de décolonisation, une artiste a cependant largement anticipé cette critique d’un certain inconscient colonial. C’est en effet dès 1992 que Judith Barry présentait, avec son environnement multimédia The Work of the Forest, le colonialisme belge en Afrique comme un moteur important du développement de la richesse en Belgique. Son installation met en relation la notion d’intériorité avec le style architectural de l’Art nouveau, puisque la conception de sa structure rappelle directement les portiques et paravents élaborés par Paul Hankar pour le pavillon de l’Exposition coloniale de 1897. Un panorama vidéo défile en continu sur les trois écrans disposés en cercle et tendus entre les portiques. Plusieurs séquences s’y entrecroisent et traitent de problématiques comme les relations entre le peuple congolais et les colonisateurs (explorateurs, commerçants, missionnaires), le mythe de l’Afrique et la marchandisation qu’en ont fait les Européens, le développement de jardins et de serres monumentales destinés à transposer la flore africaine en Europe, ou encore l’établissement du lien entre la colonisation de l’Afrique et l’époque « fin de siècle » à Bruxelles. Cette mise en abyme conçue par l’artiste américaine constitue une illustration parfaite du propos critique des organisateurs de l’exposition en lui octroyant une dimension plastique.
Toujours dans cette relation équivoque entre architecture et occupation coloniale, on retiendra aussi la « mise à plat » littérale effectuée par l’artiste sud-africaine Ruth Sacks à propos du « Pavillon du Congo » qu’aurait dû construire l’architecte belge Victor Horta pour l’Exposition universelle internationale de Paris de 1900. S’il ne fut jamais réalisé, ce projet montre bien les rapports étroits entretenus par la Belgique entre son expansion en Afrique d’une part et sa participation à un courant architectural qui allait imprégner son urbanisme d’autre part, « deux mouvements fondateurs de son identité ».
C’est également d’urbanisme et de mode de vie « à l’occidentale » imposés à l’Afrique que traite l’installation vidéo de Paoletta Holst et Johan Lagae. Ces derniers proposent une lecture, visuellement critique, du rapport de l’ingénieur agronome et administrateur colonial Edmond Leplae, publié en 1911 et intitulé Plans et photographies d’habitations pour plantations coloniales. Sur la base de ses reportages photographiques, Leplae défendait l’idée que « la maison du colonisateur [était] l’instrument clé d’une mise en valeur [autrement dit l’exploitation] réussie de la colonie ». La terrasse couverte y est présentée comme un espace charnière indispensable et sécurisé entre l’intérieur – sain et confortable – et l’extérieur – potentiellement dangereux. Ce logement permet surtout au colonisateur de faire venir « sans risque sa femme et ses enfants et de vivre aux colonies dans le milieu familial, entouré des personnes et des objets qui lui sont chers ». Faut-il préciser que l’architecture et le mobilier de ces maisons coloniales sont d’inspiration Art nouveau ?
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« Style Congo. Héritage et hérésie », 17 mars-3 septembre 2023, CIVA, 55, rue de l’Ermitage, 1050 Bruxelles, Belgique.
(1) « Kinshasa-(N)Tonga. Entre futur et poussière », 22 mars-22 avril 2022, KANAL – Centre Pompidou, Bruxelles ; « Recaptioning Congo. New perspectives on the photographic history of colonial Congo », 16 septembre 2022-15 janvier 2023, Foto Museum, Anvers ; « Décadrage colonial », 7 novembre 2022- 27 février 2023, Centre Pompidou, Paris ; « Entity of Decolonization », par DAAR, 4 février-2 avril 2023, La Loge, Bruxelles.
(2) Paris, éditions Félix Alcan, 1903, p. 60.
(3) Hippolyte Fierens-Gevaert (1870- 1926) fut le premier conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique à Bruxelles.
(4) Il prit ensuite le nom de Musée royal de l’Afrique centrale. Il est aujourd’hui communément appelé AfricaMuseum.