Le jardin sauvera-t-il la ville de demain ? C’est, en filigrane, la question qui sourd de cette passionnante exposition présentée au Vitra Design Museum, à Weil am Rhein, non loin de Bâle, et intitulée « Garden Futures : Designing with Nature». Elle balaie, d’une part, une sélection pointue d’exemples historiques, depuis la cité-jardin rêvée par le réformateur britannique Ebenezer Howard à la fin du XIXe siècle, jusqu’aux travaux de penseurs de haut vol de la modernité paysagère, tels la Néerlandaise Mien Ruys (1904-1999) – militante pour la démocratisation du jardin – ou le Brésilien Roberto Burle Marx (1909-1994) – lequel transforma le dessin même du jardin, et, c’est moins connu, livra, avec ses recherches sur la flore indigène, une contribution substantielle à la protection de la forêt tropicale. La présentation, d’autre part, met en perspective ce que pourrait, ce que devrait être le jardin de demain, et le propos captive.
En préambule, des images d’édens horticoles, idéalisés aussi bien dans les représentations moyenâgeuses que par les compositions modernistes – Luis Barragán, Gabriel Guevrekian, Alvar Aalto, etc. –, sont projetées en boucle sur grand écran. Davantage que le simple havre romantique évoqué par ces images, « le jardin, qu’on a longtemps regardé uniquement comme un exercice de design et non comme une entité en soi, est aujourd’hui devenu un lieu d’avant-garde, un laboratoire servant de champ d’expérimentation non seulement en matière de justice sociale, mais aussi, et l’urgence climatique ne fait qu’en entériner l’importance, en matière de biodiversité et d’avenir durable », explique Viviane Stappmanns, conservatrice au Vitra Design Museum et commissaire associée de l’exposition.
DES RÉPONSES MULTIPLES ET LOCALES
Les réflexions et propositions dévoilées ici sont certes multiples, or, « si les visiteurs viennent avec l’idée en tête qu’on va leur donner des recettes pour réussir un beau jardin ou la liste des plantes qui vont résister au changement climatique, ils se trompent, déclare-t-elle en souriant. La raison ? C’est qu’il n’y a pas une réponse générique, mais une myriade de réponses en fonction du contexte local ». Tout dépendra, en outre, de l’enthousiasme des protagonistes, voire de leur activisme. Ainsi, le mouvement Green Guerillas, né à New York en 1973 sous l’impulsion de Liz Christy, redéfinissait le jardin urbain comme un espace de justice sociale et de participation publique – une vitrine de l’exposition arbore la recette de fabrication des seed grenades ou « bombes à graines », ballons de baudruche emplis de graines que les militants lançaient sur les terrains vagues grillagés pour les faire fructifier en jardins communautaires.
À l’instar de ce mouvement, l’architecte-paysagiste malaisien Ng Sek San invite des habitants de Kuala Lumpur, l’une des métropoles le plus denses au monde, à s’emparer des terrains vacants pour les cultiver, une forme d’acte de résistance à la diminution de l’espace public.
Une maquette, des photographies et un film évoquent la « saga » de Kebun-Kebun Bangsar, une rude parcelle oblongue coincée sous une ligne à haute tension, d’abord occupée illégalement, puis devenue garde-manger et gage d’autosuffisance alimentaire. Mixant culture numérique et traditions chinoises, l’artiste Zheng Guogu (né en 1970) n’hésite pas, quant à lui, à s’inspirer d’un jeu vidéo populaire – Age of Empires – pour édifier, dans sa ville de Yangjiang, le Liao Garden, deux hectares qu’il modèle physiquement, depuis l’an 2000, de la même manière que les geeks construisent virtuellement des mondes nouveaux.
« Ce principe qui privilégiait les jardins d’agrément à l’intérieur des villes et tout autour les monocultures intensives est révolu, souligne la conservatrice. Ce n’est plus un “jardin” que la ville doit accueillir, mais un “système” complexe et éparpillé en son sein, afin de répondre à une multitude de besoins et de situations. Et la ville doit devenir perméable à ce “système” qui mêlera traditions vernaculaires et pratiques contemporaines, et dans lequel certaines parcelles délivreront de la nourriture, d’autres seront des conservatoires de plantes, serviront à créer des microclimats ou de la biodiversité ».
Professeur émérite d’écologie horticole à l’université de Sheffield, au nord de l’Angleterre, James Hitchmough milite ainsi pour davantage de diversité et de complexité, fustigeant les « pelouses tondues » et la perversité qui consiste à couvrir 25 % des villes avec ces « déserts verts, espaces inutiles dans lesquels pratiquement rien ne vit ». En regard, l’artiste britannique Alexandra Daisy Ginsberg, a élaboré, avec des « experts en pollinisation », Pollinator Pathmaker (pollinator.art), un « outil algorithmique altruiste », qui livre une proposition de jardin durable à tout internaute ayant donné les caractéristiques de son terrain – situation, climat, dimensions, qualité du sol. Alexandra Daisy Ginsberg qui a elle-même ouvert deux jardins, en 2022, au Royaume-Uni – à l’Eden Project, dans les Cornouailles, et aux abords des Serpentine Galleries, à Londres –, s’apprête à en inaugurer un troisième, cet été, à Berlin, en partenariat avec le Museum für Naturkunde.
La capitale allemande est encore en pointe avec ce projet de « module d’agriculture verticale » alimenté par les eaux grises et censé résoudre la problématique du manque d’espace, sur lequel œuvre l’Institut für ökolo-gische Wirtschaftsforschung (IÖW, Institut de recherche en économie écologique). Ses chercheurs ont calculé qu’il faudrait, pour nourrir l’ensemble de la population berlinoise, trente fois moins de surface, soit 26 hectares – moins de vingt terrains de football –, comparés aux 836 hectares – environ six cents terrains – nécessaires à la culture horizontale traditionnelle. En Écosse, l’ONG Edible Estates convertit des terrains publics en jardins communautaires, et, dans le but d’améliorer la cohésion locale, propose divers plans en open source.
PLACE À LA RÉSILIENCE
Avec Power Plant, un module en forme de serre à poser sur les toits et fonctionnant grâce à l’énergie solaire et à une alimentation hydroponique, la designer Marjan van Aubel cherche à pallier la pénurie d’énergie et l’insécurité alimentaire, la nourriture étant produite sur le site de consommation. Ailleurs, on réactualise les « jardins flottants », façon chinampas mexicains, méthode d’hydroculture née sous l’ère aztèque pour rendre les marécages fertiles; ou, comme au Sénégal, avec le programme « Tolou Keur Garden », on invente, pour réduire l’avancée du désert, la « forêt circulaire », des sillons radioconcentriques de plantes résistantes à la chaleur – herbes médicinales, puis fruits et légumes, arbres enfin.
Partout le travail sur la résilience est un sujet essentiel, a fortiori dans les sites postindustriels. « Des paysagistes, comme la Française Catherine Mosbach ou le Belge Bas Smets, se posent les bonnes questions : Quel était l’état original ? Comment a-t-il été altéré ? Comment lui permettre de redevenir ce qu’il était ? » avance Viviane Stappmanns. La première a fait du parc du musée du Louvre-Lens un « site de guérison » où le souvenir de la dévastation économique et écologique du terrain a été décisif pour la composition des sols et celle de la végétation. Le second, concepteur des futurs espaces environnant la cathédrale Notre-Dame de Paris, y a prévu un couloir d’eau qui, par évaporation, permettra de rafraîchir les hordes de touristes durant la période estivale.
Imaginer cette résilience à l’échelle du globe devient nécessaire. « À l’ère de l’Anthropocène, c’est la planète tout entière qui doit être considérée comme un jardin. Nous devons la cultiver, l’entretenir et l’utiliser de manière responsable », conclut la commissaire. Reste que ce concept de « Terre finie et arpentable tel un jardin », théorisé dès les années 1990 par le paysagiste français Gilles Clément dans son fameux opus Le Jardin planétaire, souffre de la non-action. À la sortie de l’exposition « Garden Futures », les visiteurs pourront méditer ce constat dans le nouveau jardin du musée – 40 ares, 30000 plantes – que vient de réaliser un spécialiste de la conception paysagère, le Néerlandais Piet Oudolf.
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« Garden Futures : Designing with Nature », 23 mars - 3 octobre 2023, Vitra Design Museum, Charles-Eames-Str. 2, 79576 Weil am Rhein,
Allemagne.