L’automobile est un secteur qui ne m’intéresse pas, même si je considère qu’il est fondamental au vu du nombre de voitures en circulation. Hormis lorsque j’étais enfant, époque où je pouvais nommer des modèles (R5, R12, Simca…), je ne suis pas un adorateur de la culture automobile ni même de son histoire. Mon désintérêt n’a fait que croître lorsque je suis entré dans la section design industriel à l’École nationale supérieure des arts appliqués et des métiers d’art, à Paris. La manière dont on y enseignait le design ne me convenait pas. Les outils étaient imposés, les types de rendu aussi. Moi qui aimais représenter mes idées à ma façon, je me suis senti pris au piège d’une méthode que je réprouvais. Ce fut horrible.
L’automobile est liée à ma vie hors de Paris et plus particulièrement à la Bretagne. J’ai toujours eu des véhicules d’occasion. Le premier fut une Volvo V40 avec laquelle j’ai adoré rouler. J’avais un réel plaisir à être dans une voiture ergonomique et bien conçue. En 2018, je suis tombé sur une Volvo V70, un modèle de la fin des années 1990 un peu plus rond que les « tanks » cubiques, bénis des antiquaires. Elle était longue comme un corbillard, mais comme je surfe, elle me convenait parfaitement, car je pouvais y glisser mon longboard. En épluchant les papiers du véhicule, je me suis aperçu que mon vendeur ne la possédait que depuis un an et qu’elle avait, en réalité, passé sa vie à Milan, la patrie du design. Je me suis pris à rêver qu’elle avait appartenu à un illustre designer, et cette voiture suédoise s’est soudain nimbée d’une élégance italienne.
C’est un modèle certes imposant, mais sans les tics ostentatoires de ses concurrents. J’aime son volume, d’une grande épure. Son côté assez bas fait davantage ressortir l’aspect oblong, créant presque un effet de trompe-l’œil. Tout y est bien dessiné, à commencer par la manière dont on déroule la toile pour dissimuler ce qu’il y a dans le coffre. Dans le Finistère Sud, où je possède une maison, c’est, outre la marche, l’unique moyen pour se déplacer. J’aime conduire dans ce coin. Il y a un côté cinématographique dans la façon dont la voiture « coule » dans le paysage.
SURFER EN BRETAGNE
Cela fait près de quarante ans que je surfe, j’ai commencé à 15 ans. J’ai un niveau moyen, voire médiocre aujourd’hui. Quand j’étais adolescent, j’avais un voisin shaper [concepteur-constructeur de planches de surf] qui a mis au point une technique sous vide pour plaquer du liège sur le pont du surf. J’ai longtemps eu un longboard très beau et très agréable à surfer. De fait, le temps debout sur la planche est très réduit. On passe de longs moments à observer, histoire de prendre un maximum de précautions : en voiture, tu roules longtemps pour trouver les meilleurs spots; une fois dans l’eau, tu attends toujours le bon moment avant de te lancer. Le surf n’est pas un sport, c’est une discipline dangereuse. Il ne se pratique pas quand tu le désires, mais quand toute une série de facteurs se met en place en même temps : vent, hauteur de la marée, direction de la houle… Le surf n’est pas juste une belle vague, il résulte de beaucoup d’analyses. C’est un apprentissage permanent.
Sortir de ma maison et aller directement surfer la vague en contrebas est un bonheur. J’ai besoin de la mer. Je ne suis pas un bon nageur, mais j’aime ce côté physique d’« entrer dans le paysage ». Nager, c’est être à la fois dans le ciel et dans l’eau, un sentiment d’appartenir à un grand tout. Je vais très souvent en Bretagne, pour marcher et dessiner. À l’agence, nous travaillons sur une trentaine de projets en même temps, cela me permet de prendre du recul. Les idées me viennent plutôt au retour, à Paris. Je ne reviens jamais reposé de Bretagne.
Ma maison est bâtie sur un rocher, juste à l’entrée d’une ria. La vue est fantastique, le paysage change en permanence. La maison est petite, mais je possède, non loin, un hangar agricole où je peux stocker des choses. Je suis en train de le rénover pour le rendre plus pratique, y construire, entre autres, un « théâtre » afin de mettre en scène les objets et les photographier. L’idée est de pouvoir concevoir des images de façon légère. J’aime bien comprendre les rapports des objets entre eux. J’ai la chance d’avoir un beau lieu, avec une lumière changeante. Cette ambiance me sert beaucoup pour regarder les objets. Le contexte et la manière dont on les montre ont une importance. Un objet est comme un sachet de thé que l’on trempe dans l’eau, il infuse et modifie le caractère de l’espace dans lequel on le pose. C’est pourquoi je tiens à les photographier. La photographie a une influence radicale, car elle fixe l’esprit de l’objet tel qu’il a été pensé.
J’ai beaucoup appris d’un livre de photographies merveilleuses intitulé Räume Spaces, paru chez Hatje Cantz [en 1993], sur les deux ateliers de Donald Judd, l’un à New York et l’autre à Marfa, au Texas. J’avais une vingtaine d’années lorsque je l’ai trouvé, mais je n’ai jamais pu le lire, car il est écrit en allemand. Je viens d’un milieu rural – mes parents habitent dans la campagne, à côté de Quimper –, et ce livre m’a fortement marqué. Il montre les œuvres de Donald Judd d’une telle manière que l’on peut deviner la sensibilité de l’artiste. C’était un érudit, il avait l’œil pour faire cohabiter les extrêmes: un siège ZigZag de Gerrit Thomas Rietveld, un verre soufflé du XIXe siècle et une chaise Thonet tout en courbes avec, accrochés aux murs, un Robert Rauschenberg et un Frank Stella, l’ensemble dans une totale liberté. Sa façon de faire m’inspire énormément, elle est toujours une référence de travail.
« DESSINER M’APAISE »
Je n’ai pas de jardin, je n’aime d’ailleurs pas l’idée d’en avoir un. J’ai souffert, enfant, d’avoir eu une pelouse et des haies taillées au cordeau. J’adore la pousse naturelle, les fougères qui m’entourent. Je n’aime pas bricoler non plus, au grand dam de mon père. J’ai, avant tout, besoin d’avoir du temps pour dessiner. René Magritte disait que c’était « de l’ordre du nécessaire ». Dessiner m’apaise. C’est une forme de thérapie qui permet de désamorcer les frustrations d’avoir comme médium créatif l’objet. Concevoir un objet nécessite du temps – deux ans au minimum –, une équipe entière et des interrelations complexes. En revanche, il n’y a rien de plus direct que le dessin. Je peux le pratiquer seul, n’importe où et sur n’importe quel support : une nappe en papier, un carnet ou une belle feuille Canson. Ce qui m’intéresse, c’est l’acte très physique de frotter le papier avec un crayon. Je ne fais aucun croquis préparatoire. Il n’y a pas de sujet ou de thème, d’ailleurs aucun dessin n’a de titre. Je dessine sans objectif, sans protocole et sans chercher à représenter quoi que ce soit. Il n’y a pas de sens non plus : je commence toujours par le milieu de la feuille, puis je tourne autour. Le geste est extrêmement lent. C’est une sorte d’autohypnose.
Un dessin me prend des heures, mais j’ai beaucoup de mal à définir ce qui se passe entre le début et la fin. C’est comme un « vagabondage » : j’avance sans savoir où je vais arriver. Les choses peuvent prendre une direction surprenante, une forme de bizarrerie. Un crayon jaune qui traînait là par hasard peut faire basculer un dessin. Ou une tache, pour laquelle il faudra que je trouve immédiatement une alternative. Les dessins sont souvent des accidents, et je tiens à maintenir cela. C’est comme lorsque vous croisez un randonneur sur votre chemin, la rencontre peut être brève ou plus longue : le temps d’un trait si ça ne dure pas, celui d’une surface si ça dure. La main glisse lentement, et l’encre migre différemment selon le grain du papier ou le modèle de
crayon.
Sur un papier photographique, un feutre n’est pas freiné par la texture. Sur une surface plus duveteuse, il s’épuise plus rapidement. Lorsqu’une forme que je n’avais pas préméditée apparaît, c’est un grand bonheur. Le dessin achevé, je ne le fétichise pas du tout. Je l’accroche au mur le temps qu’il sèche, puis il file dans un carton, et je passe à autre chose. Même si, au moment où je réalise mes dessins, l’ambiance n’est pas toujours euphorique, j’espère que l’on y perçoit néanmoins une certaine joie.
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« Ronan Bouroullec. Dessins quotidiens », 4 mars-29 avril 2023, Hôtel des Arts Toulon Provence Méditerranée, 236, boulevard du Maréchal-Leclerc, 83000 Toulon.
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Ronan Bouroullec, Fièvre, 2023, Zurich, Nieves, 16 pages, 14 euros.