La série Elephant Without Trunk (2023) d’Oum Jeongsoon, pièce maîtresse de la première section de la Biennale de Gwangju 2023, qui se déroule jusqu’au 9 juillet, pose la question de savoir comment percevoir un éléphant. Se référant à la parabole des trois aveugles appréhendant un éléphant en ne touchant qu’une partie de celui-ci – l’imaginant tour à tour comme un arbre, un serpent ou une corde –, l’artiste rend compte dans son œuvre de la manière dont les collaborateurs malvoyants de son centre d’art et d’éducation Our Eyes imaginent le pachyderme. Les surfaces douces de l’installation en tissu offrent une expérience tactile aussi réconfortante que son aspect peut sembler déformé et monstrueux. Oum Jeongsoon estime que la véritable déformation réside dans la priorité que nous accordons à la vue par rapport à tous les autres sens, exacerbée par l’art en tant que discipline visuelle.
« Les visiteurs touchent vraiment l’œuvre. Un panneau vous y incite, ce qui est très inhabituel. Les gens semblent vraiment ravis de cette invitation », se félicite Kerryn Greenberg, commissaire associée de la 14e édition de la Biennale de Gwangju placée sous la direction artistique de Sook-Kyung Lee. Sooyoung Leam et Harry C. H. Choi en sont les commissaires adjoints. « Il s’agit d’un véritable dialogue sur la manière dont nous percevons le monde et l’art, qui n’est pas seulement visuel. L’œuvre pose la question suivante : comment explorer le monde ? Comment donner une tribune aux personnes qui ont exploré différemment de vous et moi ? Comment reconnaître que tous ces points de vue sont également valables et qu’ils ont une place légitime ? Que nous avons tous quelque chose à apprendre les uns des autres ? »
Ces questions sont liées au titre de la biennale : « Soft and weak like water » [Doux et faible comme l’eau], une caractéristique présentée comme une vertu par un ancien texte philosophique chinois. « L’exposition ne semble pas porter sur la politique, pourtant de nombreuses œuvres sont profondément politiques, mais pas de manière flagrante », relève Kerryn Greenberg. Le thème « est synonyme d’une sensibilité et d’une délicatesse dans le travail qui ne sont pas le fait du pouvoir politique. Les artistes n’ont pas besoin de crier sur les toits, de brandir des pancartes de protestation. Ils peuvent être politiques d’une manière douce et bienveillante. La politique a largement échoué, ce qui nous donne l’occasion de repenser le monde et de proposer un ensemble différent de solutions », en s’inspirant des idées ancestrales et indigènes qui sont « collaboratives et régénératrices ».
Perspectives pour les personnes handicapées
Première lauréate du prix Park Seo-Bo de la biennale, Oum Jeongsoon a placé son œuvre aux côtés de l’installation et de la vidéo Every Life Signs (2022) de l’artiste américano-coréenne malentendante Christine Sun Kim, sur le fait de compter en langue des signes américaine. L’espace particulier accordé aux points de vue des personnes handicapées fait partie de la section d’ouverture Luminous Halo. Cette dernière met l’accent sur la mission de la biennale en tant qu’événement organisé en mémoire de l’esprit démocratique du soulèvement et du massacre de Gwangju en 1980. L’exposition, qui comprend cette année 79 artistes, se penche sur le passé, le présent et l’avenir avec les sections Ancestral Voices, Transient Sovereignty et Planetary Times, tandis qu’une autre, Encounter, en introduction, présente l’œuvre immersive The Spirits Descend (2022) de Buhlebezwe Siwani.
« Il ne s’agit pas d’un lien superficiel avec l’esprit de Gwangju, mais plutôt d’une aspiration, commente Sook-Kyung Lee, conservateur en chef de l’art international à la Tate Modern à Londres. Le choix de concevoir une biennale comme un héritage [de la tragédie] est tout à fait honorable. C’est lié de la fonction qu’ils accordent à l’art depuis des centaines d’années. C’est vraiment une région culturelle, connue pour sa musique, son art, son théâtre. »
Tragédie
Le soulèvement de Gwangju, qui fait partie d’une succession de révoltes brutalement réprimées par des dictateurs anticommunistes soutenus par les Américains, a joué un rôle décisif dans l’histoire de la Corée du Sud. La chute du Sud du Vietnam en 1975 a incité le général Park Chung-hee à fermer les universités et à interdire 483 chansons jugées « malsaines ». Après l’assassinat de ce dernier en 1979 et le coup d’État qui a installé au pouvoir le dictateur Chun Doo-hwan, de nouvelles manifestations étudiantes ont éclaté dans toute la Corée du Sud au printemps 1980. À Gwangju, les lignes téléphoniques ont été coupées et les soldats ont commencé à faire descendre les gens des bus et des taxis pour les arrêter, les frapper, les torturer et les tuer à la baïonnette. Le 18 mai, les habitants de la petite ville se sont unis pour riposter, les chauffeurs de bus et de taxis chargeant leurs véhicules de combattant réunis dans les casernes improvisées construites sur un stade de football.
Les militaires se sont enfuis et, pendant une semaine, les habitants de Gwangju ont disposé d’un niveau inhabituel de sécurité et de liberté, comparable à la Commune de Paris en 1871. Le 27 mai, avec le soutien explicite de l’administration de Jimmy Carter alors à la Maison Blanche, le régime de Chun Doo-hwan a envoyé 20 000 parachutistes basés dans la zone tampon démilitarisée avec la Corée du Nord. Ils massacrèrent entre 100 et 1 000 personnes.
Des excuses
L’inauguration de la Biennale de Gwangju 2023 s’est déroulée peu de temps après que le petit-fils de Chun Doo-hwan, installé aux États-Unis, a rencontré les survivants du massacre de Gwangju pour s’excuser de ce carnage et se recueillir sur la tombe d’une victime. Jamie Chun Woo-won avait auparavant condamné sa famille et confessé ses problèmes de santé mentale et de toxicomanie sur les réseaux sociaux. « Ce jeune homme très fragile, qui n’était même pas né [au moment des faits] mais qui connaissait l’histoire de ce crime par sa famille, a éprouvé une grande affinité avec les habitants de Gwangju », explique Sook-Kyung Lee.
Les excuses de Jamie Chun Woo-won ont suscité des réactions mitigées en Corée, mais ont été saluées aux Philippines et à Taïwan, où le fils et le prétendu arrière-petit-fils de dictateurs déchus sont aujourd’hui respectivement président et maire. Outre la création de la biennale par le gouvernement local de Gwangju et l’attribution d’un prix de la paix, le gouvernement coréen a présenté ses excuses pour le massacre en 1988 et, en 2018, un ministre de la Défense s’est excusé pour les viols massifs perpétrés pendant ces exactions.
« Comme partout ailleurs, la Corée est aujourd’hui fortement divisée entre la gauche et la droite, poursuit Sook-Kyung Lee. Gwangju est devenu un indicateur clair de la position des gens. » La minimisation du nombre de victimes du massacre de Gwangju et l’affirmation erronée que le soulèvement était le fruit d’un complot nord-coréen restent populaires au sein de la droite coréenne.
La première dame coréenne inaugure traditionnellement la Biennale de Gwangju. Mais cette année, Kim Keon-hee a brillé par son absence, remplacée par des dizaines de représentants du Parti Démocratique d’opposition, accueillis sous les acclamations. La Fondation de la Biennale elle-même se remet d’un épisode fâcheux survenu en 2021, lorsque l’ancienne directrice Sunjung Kim a tenté de restructurer et de privatiser cette fondation publique, avant d’être reconnue coupable de harcèlement sur le lieu de travail. « Elle a fait preuve d’ingérence dans les domaines dévolus au directeur artistique », plaide un porte-parole de la fondation.
Expansion
Cette année, la biennale a porté de cinq à neuf le nombre de pavillons nationaux satellites, organisés par des entités telles que le Musée national de Chine et le Centre indépendant d’art numérique de Holon, en Israël. Le pavillon français, soutenu par l’Institut français, présente ainsi la première exposition de Zineb Sedira en Corée du Sud. L’actuel président de la fondation, Park Yang-woo, a déclaré lors de l’inauguration que l’objectif était d’étendre la biennale à 20 pays en 2025. Dusu Choi, chef de l’équipe chargée des expositions de la biennale, explique que le programme en est actuellement à un « stade expérimental », organisé en grande partie par « les ambassades ou les centres culturels en Corée » – une pratique que la biennale entend conserver mais de manière flexible.
« Pour observer et voir l’esprit de Gwangju sous différentes perspectives, il faut prendre en considération un plus grand nombre de discours et d’histoires culturelles, explique Dusu Choi, quand bien même ils seraient issus d’entités étatiques autocratiques. Au lieu de rechercher une simple harmonie, la Biennale de Gwangju se prépare à devenir un lieu où les questions et les récits sont générés par des discussions communes… L’esprit de Gwangju est un concept qu’il est difficile de définir de manière univoque. »
La liste complète des artistes, parmi lesquels figurent les plasticiens de la scène française Tarek Atoui, Huong Dodinh, Soun-Gui Kim ou Latifa Echakhch, est consultable ici.
« Soft and weak like water », du 7 avril au 9 juillet 2023, 14e Biennale de Gwangju, Gwangju, Corée du Sud.