À l’image de sa fidèle protectrice Catherine de Médicis, Antoine Caron tend par son art à réconcilier les contraires, comme le montre l’exposition « Antoine Caron (1521-1599), le théâtre de l’histoire » présentée au musée national de la Renaissance, sous le commissariat de Matteo Gianeselli. Que le dessein soit politique ou esthétique, la méthode diffère mais l’énergie est comparable. Alors que la régente entend ménager les turbulents partis protestants et catholiques vêtue de noir, hiératique, le peintre emploie pour son service mille couleurs, et autant de gestes héroïques. Chez Caron, la reine mère apparaît souveraine et victorieuse telle Artémise, son double idéal. Sous la plume ou le pinceau de l’artiste, les sujets les plus terribles, massacres, sacrifices et autres cérémonies funèbres, se muent en ballets chatoyants. L’éclat des bûchers répond à celui des candélabres – plus exotiques qu’antiques – que soutiennent d’étranges prêtresses juchées sur des éléphants. Une tête tranchée à la main, des soldats élégamment vêtus de cuirasses acidulées, rose bonbon ou jaune citron, esquissent des pas de danse sur l’agora d’un savant fatras archéologique.
Une singulière science de la composition métamorphose les batailles en carrousels, insuffle l’harmonie dans le chaos. C’est donc à Caron que l’on confie naturellement le soin de fournir des dessins pour la réalisation d’une tenture à la gloire des Valois. D’un sujet si périlleux, tant l’époque est tourmentée et la dynastie fragile, Caron tire le plus grand chef-d’œuvre de la propagande royale. La renommée quasi légendaire de ces tapisseries tissées à Bruxelles est proportionnelle à l’excitation que suscite leur accrochage. Si deux d’entre elles ont été récemment présentées au château de Fontainebleau, c’est bien la première fois depuis leur arrivée à Florence en 1589 que la tenture est exposée au grand complet, avec la Galerie de Psyché pour écrin.
Tissée à or, parvenue jusqu’à nous dans un état de fraîcheur invraisemblable, la tapisserie donne à voir une succession de festivités somptueuses, où règnent la pompe et l’artifice. Aux jeux équestres succèdent les jeux nautiques ; sous les yeux de la grande Catherine, confortablement installée sous le dais d’une luxueuse embarcation, des armées de parade costumées à l’orientale affrontent une baleine chimérique, tout droit surgie des eaux de l’Adour. Accueilli par le concert des Sirènes et des Tritons – hissés sur la carapace d’une gigantesque tortue –, Neptune s’apprête à arbitrer le combat depuis un non moins étonnant char pédalo. Magnifiquement parée pour assister à de tels spectacles, la cour déploie d’une scène l’autre force caparaçons, robes, caps et pourpoints brodés, éventails de plumes rares, aigrettes endiamantées… Afin de prouver à l’Europe entière que le beau XVIe siècle ne serait pas mort avec Henri II ?
Assez peu assortie aux luttes intestines qui font rage dans le royaume, la fantaisie débridée de ces divertissements contraste aussi avec le sérieux de l’assistance. Au premier plan, véritable galerie de portraits, la famille royale et ses plus proches soutiens se présentent sous leur meilleur jour, presque indifférents aux réjouissances qui les entourent. Leur tournant souvent le dos, sereins et distants, ils semblent les témoins impassibles d’un tout autre spectacle. La dynastie apparaît ainsi à la fois fastueuse et lucide, mission accomplie pour Caron et tous les artistes ayant contribué à cette brillante entreprise.
Qu’il s’agisse de scènes macabres ou festives, l’univers « caronesque » est moins le miroir de la réalité que sa résolution tant espérée, un métavers où les meurtres n’ont lieu que dans la Rome antique, où la cour coule des jours heureux. Cette transposition rêvée culmine avec un prêt iconique du Getty Museum de Los Angeles : Saint Denys l’Aréopagite convertissant les philosophes païens. Dans une Athènes peuplée d’édifices parisiens, les grands esprits tombent d’accord sous un ciel d’apocalypse. Loin de mettre en péril la Cité, la nuée rougeoyante triomphe de la critique, et la perspective offre à l’époque une issue monumentale.
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« Antoine Caron (1521-1599), le théâtre de l’histoire », jusqu’au 3 juillet 2023, Musée national de la Renaissance - Château d'Écouen, 95440 Écouen