Pénétrer dans le vestibule du Jeu de Paume et le trouver couvert de fleurs de cerisier. S’approcher et se perdre dans une contemplation pleine d’hésitation : quelque chose dans ce papier peint détonne. Ses fleurs semblent étrangement artificielles. Mais le sont-elles vraiment ? Ce moment de flottement, ce « bégaiement » face à l’image photographique, résume toute l’œuvre de Thomas Demand.
Depuis trente ans, le plasticien crée des univers de papier en trois dimensions, à partir desquels il réalise des photographies monumentales. Ses maquettes hyperréalistes reprennent pratiquement à l’identique des images d’épisodes médiatiques qu’il vide de ses protagonistes pour ne laisser que des lieux abandonnés mais chargés d’histoire. Une fois immortalisées, ces sculptures éphémères sont détruites. Elles n’existent plus qu’à travers « leur double ou leur spectre photographique ». Par ce processus, l’artiste interroge le rôle des images, leur prolifération, leur force symbolique, leur prétendue véracité et la manière dont elles influencent notre perception de l’histoire. Ses œuvres, souvent teintées d’ironie, attirent notre attention sur « la capacité de la photographie à former (ou déformer) l’expérience vécue et la mémoire ».
LE MINUSCULE EN GRAND FORMAT
Portée par une scénographie immersive, l’exposition « Thomas Demand. Le bégaiement de l’histoire » retrace l’œuvre de l’artiste en quatre volets. Sur les murs couverts de ses papiers peints se déploient en premier lieu les « histoires inquiétantes », photographies monumentales représentant des scènes ayant eu lieu en marge de moments historiques du XXe siècle : l’arrivée du pape Jean-Paul II à Berlin après la réunification, la mort de l’homme d’État allemand Uwe Barschel, la très controversée élection américaine de l’an 2000, l’attentat lors du marathon de Boston treize ans plus tard, la tragédie de Fukushima… Exemptes de présence humaine, elles forment un décor aussi banal que troublant.
Par le biais de ces fac-similés de grande échelle, Thomas Demand examine divers aspects de notre société de l’image. Celle-ci peut, avant tout, être vecteur d’une forme de contrôle – on pense notamment aux caméras omniprésentes, productrices d’un flux continu d’images de surveillance. Se pose également la question de la surveillance technologique dont Edward Snowden a révélé l’ampleur en 2013. L’artiste a reconstitué la chambre d’hôtel moscovite dans laquelle ce dernier a passé un mois après son exil des États-Unis, en attente d’un permis de séjour. Plus loin, il transforme les décombres d’un intérieur en une allégorie de toutes les catastrophes véhiculées avec sensationnalisme par les médias et auxquelles les spectateurs ont fini par devenir insensibles. Le plateau bigarré du jeu télévisé allemand « Wer bin ich ? » (« Qui suis-je ? ») pointe du doigt le rôle de la télévision dont les images
diffusées contribuent à la « création de fictions vécues ». Quant à l’immense canopée de papier baignée d’une lumière mordorée – pour laquelle l’artiste a fabriqué plus de 270 000 feuilles –, elle interroge la notion de naturel dans un monde « intégralement pénétré d’artifice ».
Pièce maîtresse de l’exposition, la vidéo Pacific Sun immortalise le triomphe de la nature sur l’humain. Projeté dans une imposante installation orange au cœur de la salle, le film reconstitue un enregistrement de la caméra de surveillance d’un navire de croisière pris dans une tempête. Deux minutes au cours desquelles on observe divers objets subir le roulis du bateau : tables, chaises, meubles de rangement, assiettes, ordinateur, ainsi qu’une sandale rose contribuant, comme le pot de fleurs, au cocasse de la scène. Leur va-et-vient forme un ballet burlesque aussi absurde qu’hypnotisant, qui vient perturber le rêve de bonheur que représente une croisière pour les classes moyennes.
L’INTIME EN MINIATURE
En 2008, Thomas Demand entreprend sa série The Dailies et change d’échelle pour se concentrer sur l’intime. Ces photographies de taille réduite capturent des maquettes de son quotidien, produites à partir d’images prises avec son téléphone lors de flâneries. Défilant sur le seul mur blanc de l’exposition, chaque Daily rend hommage « aux instants imprévus, souvent négligés, de grâce, d’étonnement ou d’hilarité qui peuplent nos vies ». Elles sont le pendant poétique aux œuvres historiques.
Lorsque Thomas Demand a commencé sa carrière en tant que sculpteur, il a utilisé la photographie pour documenter ses œuvres de papier, avant d’inverser le processus et de créer ses maquettes en vue d’en faire des images. Nombreuses sont ses créations faisant référence au papier, ce matériau qui l’a accompagné tout au long de son parcours. C’est le cas de Folders (2017) qui amène à réfléchir à la place du papier au sein de la grande histoire. L’œuvre renvoie à une conférence au cours de laquelle Donald Trump a présenté les dossiers prouvant qu’il abandonnait les différentes activités susceptibles de causer un conflit d’intérêts, au moment de sa prise de fonction en tant que président. Folders trouve
son contrepoids philosophique dans l’œuvre Atelier (2014) qui montre l’atelier d’Henri Matisse jonché de chutes de papiers multicolores. Cette image, que Thomas Demand a gardée sur lui pendant de nombreuses années, est un hommage au caractère délicat et éphémère du médium autant qu’à ses infinies possibilités créatives.
La série Model Studies, dernier acte de la rétrospective, magnifie quant à elle les maquettes de papier réalisées par différents architectes et couturiers, ramenant l’artiste à ses premières amours.
« Le bégaiement de l’histoire » restitue avec brio l’œuvre de Thomas Demand. Exhaustive et pédagogue, superbement scénographiée, cette exposition rend accessibles les multiples enjeux des créations de cet immense artiste conceptuel.
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« Thomas Demand. Le bégaiement de l’histoire », 14 février-28 mai 2023, Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, jardin des Tuileries, 75001 Paris.