Pendant les huit ans dévolus à des investigations destinées, à l’origine, à la publication d’articles dans le quotidien belge De Standaard, Geert Sels a mené une enquête approfondie sur les pillages artistiques, et patiemment reconstitué le puzzle de ces détournements à grande échelle. Ses recherches l’ont d’abord conduit à travailler sur les archives de différents fonds belges, tant publics que privés, avant de continuer sa prospection à Paris, La Haye ou Coblence.
Le Trésor de guerre des nazis. Enquête sur le pillage d’art en Belgique apporte un éclairage inédit sur les spoliations commises dans des pays occupés comme la Belgique et la France – où les recherches sont néanmoins plus avancées. Dans ces territoires, les nazis s’emparèrent d’innombrables biens culturels qu’ils expédièrent en Allemagne afin d’assouvir la soif d’art de plusieurs hauts dignitaires du Parti national-socialiste, même si toutes les œuvres ne trouvaient pas grâce à leurs yeux. En Belgique, des tableaux de Hans Memling, Roger de La Pasture (ou Rogier Van der Weyden), Pieter Bruegel, Jacob Jordaens, Lucas Cranach et bien d’autres encore disparurent. Si les nazis vidèrent des maisons de leur mobilier, dérobèrent des œuvres et orchestrèrent des ventes forcées, ils dépensèrent aussi des millions de reichsmarks sur le marché de l’art en Europe.
Geert Sels montre en effet comment divers collectionneurs, conservateurs, antiquaires, marchands et maisons de ventes sans scrupules collaborèrent avec les nazis pour les aider à acquérir des œuvres d’art. Les itinéraires empruntés par ces nombreuses pièces spoliées sont suivis à la trace grâce à un travail d’enquête minutieux. En France, cette recherche a notamment été effectuée par Emmanuelle Polack, auteure du Marché de l’art sous l’Occupation. 1940-1944 (Paris, Tallandier, 2019).
Après la Seconde Guerre mondiale, des tableaux en provenance de Belgique finirent au musée du Louvre, à Paris, à la Tate Britain, à Londres, au Getty Museum, à Los Angeles, ou à la Yale University Art Gallery, à New Haven. On en trouve aujourd’hui également aux Pays-Bas, en Allemagne et en Russie, alors que ces œuvres d’art auraient dû retourner en Belgique. Le travail de Geert Sels a ainsi acquis une dimension internationale. D’autres œuvres ont été restituées et sont exposées dans plusieurs musées belges, mais sans que l’on ait pris la peine, parfois, de rechercher leurs propriétaires légitimes – même si des exceptions récentes ont été largement médiatisées.
Au-delà de son enquête, l’auteur s’interroge surtout à propos de la « passivité » dont fait preuve la Belgique sur cette question souvent reléguée au second plan, malgré les promesses du monde politique. En ressortant certains dossiers de l’oubli et en dévoilant la face obscure de tableaux accrochés ou placés dans les réserves de musées belges, il s’est rendu compte qu’il soulevait une vérité dérangeante, mettant les pouvoirs publics face à leurs responsabilités...
En sa qualité de chercheur associé au Centre d’étude Guerre et Société (CegeSoma), à Bruxelles, Geert Sels a pu mener ses investigations plus loin que ne le permettait son statut initial de journaliste. Il a ainsi eu accès à des dossiers encore classifiés à l’auditorat militaire, ce qui lui a permis de rassembler les pièces de ce gigantesque puzzle « pour offrir le premier tour d’horizon complet de cette mainmise sur l’art en Belgique ». Curieusement, une telle recherche n’avait jamais été entreprise jusqu’alors en Belgique, contrairement à d’autres pays. Il serait erroné de croire que ce pillage ne débuta qu’à l’invasion allemande du pays en 1940. Dès 1935, soit deux ans après l’arrivée d’Adolf Hitler au pouvoir, plusieurs familles allemandes et autrichiennes d’origine juive furent prêtes à tout pour quitter leur pays. Le constat est accablant, pour la Belgique en premier lieu, comme l’écrit Geert Sels : « Des fugitifs juifs désespérés ont cédé des œuvres d’art en échange d’un visa pour entrer en Belgique. D’autres ont vendu des tableaux à des prix dérisoires pour assurer leur survie ou financer la traversée coûteuse vers les États-Unis. En temps normal, ils n’auraient sans doute pas accepté de telles conditions, voire n’auraient rien vendu du tout. Les musées belges en ont profité pour enrichir leurs collections à moindre coût. »
L’auteur a découvert de nombreuses failles dans les processus de restitution, dont la plus conséquente est le transit par les Pays-Bas et la France des œuvres pillées en Belgique. Le chapitre sur le commerce de l’art montre que « les nazis implantèrent aux Pays-Bas et en France de gigantesques aimants qui attiraient les œuvres depuis la Belgique. Ces dernières firent donc souvent un détour par les nations voisines. » « Au lendemain de la guerre, les services chargés de restituer les œuvres parties pour l’Allemagne ne tinrent pas compte de cette réalité », et bon nombre de tableaux ne revinrent jamais en Belgique, puisqu’ils étaient, comme prévu, renvoyés dans les pays dont ils provenaient en dernier lieu. L’enquête aboutit dès lors à un véritable imbroglio juridique international, qui complique et ralentit encore les choses. Par ailleurs, et à la différence de ses voisins, la Belgique ne dispose toujours pas d’un registre répertoriant ces œuvres dont l’origine reste litigieuse.
Si le débat, marqué par de nombreux atermoiements et hésitations, reste ouvert, Geert Sels suggère plusieurs pistes de travail, dont trois essentielles pour tenter d’avancer correctement et de façon responsable dans ce douloureux dossier. Selon lui, la première chose à faire serait d’établir, enfin, cette banque de données nationale encore inexistante. Il s’agirait ensuite de mettre sur pied une véritable commission de restitution au sein de laquelle tous les sujets pourraient être débattus entre les différents membres. Enfin, l’auteur conseille aux musées belges « d’aller dans leurs caves et d’y faire des recherches sur leurs collections comme ailleurs en Europe ».
Pour tenter d’accélérer les choses, Geert Sels a pris la peine de communiquer l’état de ses travaux aux différents ayants droit qu’il a pu identifier. Il conclut ainsi : « J’ai déblayé le terrain et attends maintenant de voir ce qui va se passer. Aux familles de décider si elles introduiront ou non des demandes de restitutions auprès des musées belges. » Après huit années de recherches, il passe désormais la main.
Geert Sels, Le Trésor de guerre des nazis. Enquête sur le pillage d’art en Belgique, Bruxelles, Racine, 2023, 448 pages, 60 illustrations, 39,99 euros.