En 1969, l’artiste conceptuel stanley brouwn, né au Suriname et basé à Amsterdam, a écrit une lettre au commissaire d’exposition Harald Szeemann, alors directeur de la Kunsthalle de Berne, contenant des propositions pour quatre projets plutôt impossibles à réaliser. Le premier consistait à faire un trou traversant la terre, depuis le centre d’une ville où brouwn se tiendrait, le point A, jusqu’à l’autre côté, le point B. Des plaques de verre seraient installées au-dessus des deux trous. Un « télescope puissant » serait placé au point B, afin que les personnes présentes puissent y regarder « et voir le dessous des chaussures de Brouwn ». Puis, dès qu’un passant s’approcherait de lui, l’artiste demanderait le chemin d’un autre endroit de la ville et s’en irait.
Accompagné d’un croquis, le concept du télescope rappelle certains des projets non réalisés de Chris Burden, mais en accordant moins d’attention à la lourde machinerie nécessaire pour déplacer la terre et plus aux liens entre l’artiste et le passant, et à notre besoin instinctif de cartographier notre position dans le monde – deux centres d’intérêt constants de stanley brouwn. Ce projet figure dans les archives Szeemann du Getty Research Institute à Los Angeles, consultées avant que cet artiste important mais méconnu fasse l’objet de sa première exposition aux États-Unis, à l’Art Institute of Chicago (AIC), sous le commissariat d’Ann Goldstein et de Jordan Carter, et d’une présentation plus ciblée à la Dia Art Foundation à Beacon, dans l’État de New York, organisée par Jordan Carter.
Stanley brouwn est peu connu pour une bonne raison : il a clairement fait savoir aux galeristes et aux conservateurs avec lesquels il a travaillé pendant des décennies qu’il ne voulait pas que ses œuvres soient reproduites, discutées ou interprétées. Dans les catalogues d’expositions collectives, sa page était souvent laissée en blanc. Les expositions se déroulent aujourd’hui non seulement en l’absence de l’artiste, décédé en 2017 à l’âge de 81 ans, mais aussi sans aucun des outils curatoriaux, pédagogiques ou promotionnels qui accompagnent généralement les expositions dans les musées. Il n’y a pas de catalogue d’exposition, pas de cartels, pas de programmes publics et pas de communiqué de presse.
Lorsqu’on lui a demandé ce qu’elle pouvait déclarer au sujet de l’exposition de l’AIC, Ann Goldstein a répondu par courrier électronique : « Comme nous respectons les souhaits de l’artiste concernant la représentation de son œuvre, nous sommes assez limités dans ce que nous pouvons partager. Conformément aux souhaits de l’artiste, tout ce que nous avons communiqué se trouve sur la page de l’exposition de notre site web ».
Ce site confirme l’existence de l’exposition (intitulée « stanley brouwn », en minuscules Helvetica), qui se tient du 8 avril au 21 juillet 2023, indiquant le Hammer Museum de Los Angeles et le Stedelijk d’Amsterdam comme futurs lieux d’itinérance, ainsi que l’existence d’une exposition complémentaire à la Dia Beacon, qui ouvrira le 15 avril. Il est à noter qu’Ann Goldstein et Jordan Carter ont ensuite refusé de s’exprimer dans le cadre de cet article.
Bien sûr, d’autres artistes ont posé des conditions à l’exposition de leurs œuvres, de Robert Irwin qui, à ses débuts, interdisait la photographie de ses installations, à Tino Sehgal qui impose des restrictions à la documentation et à la vente de ses performances. Le toujours insaisissable David Hammons, que l’on dit admirateur de stanley brouwn, évite régulièrement les interviews. Mais, la posture de brouwn semble être une forme plus extrême de refus, rendant les curateurs – qui servent si souvent à amplifier les voix de l’artiste – pratiquement muets.
Son désir de protéger ses œuvres de l’interprétation – ou, peut-être, de les préserver pour des rencontres fortuites ou immédiates – renvoie aux limites du travail du journaliste artistique. Pour un artiste qui a un tel historique d’expositions, qui a participé à au moins quatre éditions de la Documenta de Cassel, brouwn a une bibliographie relativement courte. En ligne, ne figure qu’une douzaine de critiques et d’essais substantiels, la plupart centrés sur le projet this way brouwn. Ce dernier consistait en une série d’actions dans les rues d’Amsterdam, au cours desquelles il demandait à un passant de dessiner des indications pour se rendre à un autre endroit de la ville et apposait sur leurs croquis les mots « this way brouwn » (c’est ici, brouwn).
Au Getty Research Institute, nous avons trouvé treize livres de brouwn ainsi que des documents dans des archives telle que celles d’Harald Szeemann. La plupart de ces éléments sont à la fois révélateurs et dissimulateurs, des provocations qui conviennent à un artiste qui a un jour revendiqué tous les magasins de chaussures d’Amsterdam comme étant son exposition.
Les archives de Szeeman contiennent une série de cartes postales annonçant les expositions de brouwn dans des galeries comme René Block à Berlin et Konrad Fischer à Düsseldorf, ainsi qu’au Stedelijk Museum d’Amsterdam, mais très peu d’informations sur les expositions elles-mêmes. Son CV ne contient que quelques lignes de biographie, l’identifiant comme étant un membre de Fluxus et mentionnant « autodidacte » à la place du nom d’écoles d’art.
Les dossiers de Jean Brown, collectionneur de Fluxus, contiennent un petit sac plat en papier portant la mention « use this brouwn ». Il est vide et ne présente aucune trace d’utilisation.
Les archives du collectionneur Giuseppe Panza contiennent les numéros d’Art & Project de brouwn et de petites photographies de ce que nous pouvons supposer être ses œuvres d’art : trois classeurs métalliques remplis de fiches, peut-être celles que brouwn utilisait pour noter les distances de ses promenades dans les villes, en utilisant parfois la longueur de son propre pied (le « sb-foot » ) ou d’autres parties de son corps comme unités de mesure. Il y avait aussi un reçu de 1972 de 960 000 lires de la galerie Françoise Lambert pour My Steps in Milan.
Quant aux ouvrages de brouwn, la plupart comprennent des chiffres ou des mesures dactylographiés, qu’ils soient disposés un par page ou en colonnes et rangées denses. Il s’agit clairement de livres d’artistes, même lorsqu’ils sont publiés pour accompagner des expositions, et ils défient toute interprétation facile. Un livre de 1981 intitulé one distance consiste en des lignes verticales, 10 par page, mesurant 10 cm chacune. Un livre de 1971 intitulé 1 step-100000 steps consiste en des rangées de chiffres de 1 à 100 000, qui remplissent plus de 100 pages. 100 this-way-brouwn-problems for computer I.B.M. 360 model 95 contient sur chaque page une commande informatique tapée pour « montrer à brouwn le chemin de chaque point d’un cercle » à tous les autres points avec un rayon donné exprimé en angströms (un cent-millionième de centimètre).
Sachant que stanley brouwn a été élevé au Suriname à l’époque où ce pays était encore administré par les Néerlandais, son insistance à vouloir être à la fois le mesureur et la base de mesure pourrait représenter une tentative de renverser le scénario colonialiste selon lequel d’autres personnes – des hommes blancs, européens – calculent votre valeur. Il est également possible de considérer sa tendance à compter compulsivement comme un tic psychologique ou un signe de trouble obsessionnel.
Mais le livre d’IBM laisse entrevoir une autre possibilité. Peut-être qu’une des raisons pour lesquelles il s’appuyait tant sur les chiffres est qu’il considérait l’art comme un codage, comme une série d’opérations et non comme un objet de contemplation, et c’est pourquoi essayer d’extraire le sens de ses livres revient à essayer de faire une analyse littéraire d’une table de multiplication.
Nous pourrions imaginer une version différente de cet article, ignorant complètement la position de l’artiste refusant l’interprétation de son œuvre, et qui offrirait une critique complète de tous ses livres d’artistes. Une autre version de cet article, respectant strictement ses recommandations, pourrait être supprimée après avoir été écrite, mot par mot ou par la simple pression sur une touche, sans jamais être publiée.
Nous nous trouvons quelque part entre les deux, en essayant à la fois d’écrire sur l’œuvre de brouwn et sur son refus de coopérer avec la critique. Nous avons ainsi l’impression de pointer notre télescope sur Brouwn. Tout ce que nous pouvons voir, c’est le dessous de ses chaussures, avant qu’il ne disparaisse.
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stanley brouwn, du 8 avril au 25 juillet 2023, the Art Institute of Chicago, Chicago, États-Unis
stanley brouwn, présentation sur le long terme, à partir du 15 avril, Dia : Beacon, Beacon, États de New York, États-Unis