C’est l’histoire d’un mur. Un simple mur en briques de 2,5 mètres de haut que tous les visiteurs des Biennales de Venise connaissent bien, sans y porter vraiment d’intérêt. Après tout, un mur reste un mur. Pourtant, l’artiste Karin Sander et l’historien d’art et d’architecture Philip Ursprung en ont fait le point de départ de « Neighbours », leur intervention en tant que commissaires de l’exposition suisse de la 18e Biennale d’architecture qui s’ouvre à Venise le 20 mai 2023.
Le fameux mur délimite le Pavillon suisse, construit en 1952 par Bruno Giacometti, du pavillon voisin, celui du Venezuela, créé en 1954-1956 par Carlo Scarpa, autre architecte renommé. Ce mur les sépare, mais les connecte aussi. Ce sont d’ailleurs les seuls pavillons mitoyens parmi la trentaine édifiés dans les Giardini, les jardins accueillant la Biennale. « Tous les autres sont isolés, font remarquer Karin Sander et Philip Ursprung. Cette particularité nous a interpellés et donc beaucoup intéressés. »
C’est au début des années 1950 que la direction de la Biennale a décidé d’insérer, malgré une surface de terrain réduite, un nouveau bâtiment – le Pavillon vénézuélien – entre le Pavillon suisse et le Pavillon russe, ce dernier construit en 1913-1914 dans le style de l’architecture tsariste des XVIIe et XVIIIe siècles. C’est à Carlo Scarpa, alors l’architecte résident de la Biennale, que revient d’occuper cette « dent creuse » figurant un fossé esthétique entre la modernité de l’œuvre de Giacometti et la « pièce montée » Art nouveau d’Alexeï Chtchoussev – lequel architecte embrassera plus tard les théories constructivistes en les appliquant notamment, à partir de 1924, dans la réalisation du mausolée de Lénine.
Giacometti et Scarpa, confrontés à l’interdiction d’abattre les anciens platanes présents sur les deux parcelles, ont dû concevoir leurs bâtiments autour des arbres protégés. Les murs, toits et espaces extérieurs de leurs édifices s’en trouvent donc étroitement juxtaposés.
Karin Sander et Philip Ursprung soulignent les liens entre les plans d’étage dans lesquels se concentre cette proximité. « Les Pavillons suisse et vénézuélien constituent un ensemble d’une qualité architecturale et sculpturale exceptionnelle. En raison de leur fonction représentative, ils sont néanmoins conçus et utilisés séparément. Nous repensons alors les fonctions des deux pavillons, ainsi que de leur espace environnant, et estompons leurs limites par le biais de moyens artistiques. Ce faisant, nous remettons en question les délimitations spatiales, culturelles et politiques, mais aussi les conventions de la représentation nationale. Dans un geste utopique, nous confrontons le lieu à une réalité poétique qui, le temps d’un instant, fait place à une nouvelle vision. » Cette nouvelle vision prendra la forme d’une fiction imaginant que ces deux objets unis par les circonstances se parlent et se répondent forcément. « D’un point de vue symbolique, tous les pavillons des Giardini se trouvent dans une sorte de compétition amicale », continue Philip Ursprung, qui rappelle au passage que la Biennale de Venise est née en 1895, une année avant les Jeux olympiques. « Sur un plan plus personnel, Scarpa et Giacometti étaient amis. Tous deux se respectaient également en tant qu’architectes d’expositions, le premier à Venise, le second au Kunsthaus de Zurich. Considérer ces deux bâtiments comme un tout, comme une histoire qui va au-delà du hasard architectural, a constitué notre piste de réflexion. »
Selon Philippe Bischof, directeur de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, qui pilote les projets des Biennales en les choisissant sur concours, « Karin Sander et Philip Ursprung abordent l’architecture comme une forme de travail relationnel à part entière. Leur intervention artistique ouvre une voie nouvelle pour exposer l’architecture. » Une manière de conjuguer la Biennale d’art, manifestation ultra-mondaine, avec celle d’architecture visuellement moins spectaculaire, plus technique, mais peut-être aussi plus pointue du point de vue des enjeux.
On se souvient en cela de l’exposition « Elements » de l’architecte néerlandais Rem Koolhaas lors de l’édition 2014. Avec sa forme de répertoire architectural traversant l’histoire, il avait réussi à attirer à l’architecture ce public de la Biennale d’art qui n’y était que rarement, voire jamais, venu. « La Biennale d’art reproduit le système de valeurs et la hiérarchie d’un marché étroitement lié aux foires, explique Philip Ursprung. Dans le domaine de l’architecture, il n’y a pas de foires. Ce qui fait que la Biennale d’architecture est plus proche des valeurs académiques et des pratiques individuelles, c’est vrai. Néanmoins, les Biennales d’art et d’architecture restent des événements très sociaux, tous deux tournés vers l’avenir, dans le sens où ils s’adressent à un large public de touristes, d’étudiants et d’écoliers. »
Mêler art et architecture, pas seulement en matière d’exposition mais aussi dans l’enseignement, voilà ce qui anime Karin Sander depuis plus de quinze ans. Professeure à l’École polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ), elle aborde dans son œuvre une forme de sensibilité existentielle à l’espace construit. Sculptures et installations font vibrer l’esprit des lieux et ceux qui les traversent. L’artiste allemande a ainsi mis en place la chaire d’architecture et d’art au sein du département d’architecture de l’EPFZ, tout en assurant la formation artistique des étudiants. « Enseigner l’art aux étudiants en architecture implique de créer un espace de réflexion et de travail artistique. D’un côté, il s’agit de leur fournir des compétences dites pratiques ; de l’autre, surtout, de les amener à développer une compréhension de leur environnement ainsi que la sensibilité nécessaire à ce qui les entoure en les rendant attentifs à l’esthétique contemporaine dans la culture et la politique. C’est primordial dans l’enseignement de l’architecture et de l’art. »
Face au défi climatique et aux questions de durabilité, cette chaire est-elle également un outil pour rapprocher artistes et architectes et les faire travailler ensemble autrement, alors que l’art en architecture est souvent réduit à servir d’élément décoratif ? « S’engager avec l’art requiert des facultés critiques capables d’une réflexion permanente sur le concept d’art, répond l’artiste. La relation entre l’art et l’architecture n’est pas uniquement déterminée par ce qu’une discipline peut offrir à l’autre quant à des compétences particulières, mais aussi par ce qui constitue leur tension productive. Et cela inclut bien sûr le discours actuel et les considérations sur la crise climatique et la durabilité. Je ne m’intéresse pas tellement aux éléments décoratifs de l’art mais, si l’art travaille dans son contexte, cela peut donner de très beaux résultats. » Une autre manière de faire tomber les murs...
« Neighbours », 18e Exposition internationale d’architecture – La Biennale di Venezia, 20 mai-26 novembre 2023, Pavillon suisse, Giardini, Sestiere Castello, 30122 Venise, Italie.