« Une barre de bois rond est composée de segments peints avec différentes couleurs, ces segments ont leur longueur égale au diamètre utilisé et ils sont assemblés selon un principe mathématique de permutations incluant une erreur ». Cette définition ou description est l’une des rares certitudes que nous ayons au sujet de l’objet auquel s’identifie l’activité artistique d’André Cadere, de 1970 à sa mort. Retournant l’adage qui veut qu’une œuvre doive être exposée pour être vue, l’artiste considérait, lui, qu’il suffisait que l’œuvre soit vue pour être exposée. À travers ses déplacements dans quelques capitales, ou villes d’importance moindre, ses dépôts de barres dans des manifestations auxquelles il n’était pas convié, mais aussi ses participations officielles à des manifestations collectives, André Cadere n’aura donc cessé de rendre visibles ses pièces, et à travers elles une certaine idée de l’œuvre, dans son rapport à l’espace en particulier. Ces barres sont-elles une « peinture sans fin » (titre de l’une de ses interventions) ou des objets d’un autre ordre ? Le fait est que l’on n’a moins cherché à les situer dans un univers des formes qu’à écouter les discours qui les ont accompagnées.
Au hasard des vitrines présentées dans l’exposition de Bruxelles figure le carton d’une rencontre chez Ghislain Mollet-Viéville le 22 janvier 1977. « Établir le désordre » nous rappelle que Cadere mesurait les limites d’une critique du système des galeries et des musées.
À la Fondation CAB, « André Cadere : Expanding Art » offre une part d’activation, une part de documentation et une part de découverte, celles d’œuvres antérieures aux barres, ou bien à leur marge.
La part d’activation consiste à procéder à des regroupements de barres dispersées dans les collections, tout en gardant à ces rassemblements un caractère de dépôt. La grande halle de la Fondation CAB se prête particulièrement bien à des alignements au sol, et au déploiement des grandes barres à sections carrées, mais aussi à des ponctuations par des barres solitaires. À travers ces objets, ce sont des marches, des déplacements, des morceaux d’histoire qui sont réveillés, et dont on pourra trouver ailleurs les témoignages. Que ces manipulations et ces mouvements restent une affaire mentale satisferait plutôt ceux pour qui il s’agit d’un art du concept. Mais, on peut aussi regarder ces barres alignées au sol ou au mur comme des œuvres d’art minimal, même si on sait qu’elles n’en sont pas.
La part de découverte, c’est principalement une œuvre murale inédite de 1969 : Untitled (Sheep Comb). Il s’agit d’un alignement d’une dizaine de losanges plus ou moins réguliers (celui de l’extrémité gauche et celui de l’extrémité droite présentant un bord arrondi) recouvert de baguettes de bois de couleurs vives en lignes verticales ou horizontales, avec permutations de couleurs. En l’absence d’explications, on songe à la cartographie pour les contours et à une libre interprétation du gradient géothermique pour ce qui est des couleurs ; quelque chose en tout cas qui découle en partie du calcul. Le visiteur découvre également une tapisserie faite de mouvements de lignes colorées sur fond noir issus vraisemblablement du découpage et de la redistribution aléatoire des parties d’un dessin initial. Et puis, est exposé ce très rare poème sur bande au sol (Untitled (roll), 1970-1971) d’une vingtaine de mètres avec pas mal de lettres manquantes, mais assez de présentes pour nous inviter à déchiffrer.
La part documentaire est riche, et comprend des films, dont ceux d’amis, avec un accent particulier sur les rendez-vous bruxellois de l’artiste, et notamment sur le Congrès d’art conceptuel qui s’y tint en 1973. Parmi les photos de Cadere en action, trois retiennent particulièrement l’attention. L’une, signée Gilbert & George, le montre avec sa barre, tandis que son pendant est un portrait de Gilbert & George avec la même barre photographié par lui. Ces deux photos résument l’intérêt et la qualité d’un échange entre des sculptures vivantes et un porteur d’œuvre. La troisième photo nous montre Cadere à la Biennale de Venise en 1976, sur le seuil du pavillon allemand qui présente l’exposition « Straßenbahnhaltestelle » [arrêt de tramway]. Cette position sur le seuil nous fait penser qu’à ce moment-là, la critique institutionnelle pouvait se doubler d’un échange d’énergies avec le chaman.
À l’exposition d’André Cadere s’est ajoutée une invitation de résidence à Éric Hattan, concrétisée par de nouvelles pièces de cet artiste. Il n’existe pas de lien direct avec Cadere, sinon un refus de la cérémonie et un goût pour le provisoire. La méthode d’Éric Hattan consiste à faire se rencontrer des objets de récupération, des encombrants, le temps d’une exposition. Il les a arrangés, leur a trouvé des places dans les marges, les interstices ou dans une cour intérieure. On entend comme un écho.
« André Cadere, Expanding Art », du 7 mars au 15 juillet 2023, Fondation CAB Bruxelles, Rue Borrens 32-34, 1050 Bruxelles, Belgique