Emma Lavigne et Marta Dziewanska, qui sont à l’origine de la rétrospective de Miriam Cahn au Palais de Tokyo, racontent comment s’est déroulée sa réalisation : une visite des lieux en amont – depuis l’Engadine, dans les Alpes suisses, où l’artiste réside et travaille –, nulle modélisation d’aucune sorte, mais des échanges, un transport d’œuvres, en nombre, et une dizaine de jours pour l’accrochage, dans un espace très peu modifié, à l’exception d’une petite salle accueillant un ensemble réalisé en réaction à la guerre en Ukraine (KRIEGSRAUM [Espace de guerre], printemps 2022). Pour désigner ces espaces, Miriam Cahn emploie le terme cluster, un groupement – au sens le plus général – d’œuvres de différentes dimensions, exécutées sur des supports variés, du carnet à la toile grand format, dont l’agencement au mur tient de l’onde de choc (telle une bombe à fragmentation, cluster bomb) ou encore de la simultanéité et de la mise en résonance, comme lorsque, tapant du poing sur un clavier, on joue plusieurs notes à la fois (cluster, en musique).
Coups de poing (o.t., 2021/2022), ou poings serrés enfoncés dans des corps, sont justement des sujets récurrents où s’expose et se concentre la violence qui, sous toutes ses formes, traverse l’œuvre. Une violence généralisée et fondamentalement non située, les corps d’où partent les coups étant souvent réduits aux avant-bras; les visages, lorsqu’ils sont visibles, étant schématiques, voire brouillés. Par cette indétermination même, les rôles – victime et bourreau, soi et l’autre – peuvent s’échanger, sur le principe du könnteichsein (pourraitêtremoi), tandis que la violence et la souffrance sont partagées. « Je, c’est toujours nous », déclare-t-elle, et « ça nous regarde » (titre du texte de Marta Dziewanska dans le catalogue), pas seulement parce que nous regardons, mais parce que nous sommes partie prenante de l’histoire qui se trame d’œuvre en œuvre.
DES LIGNES POUR MARQUER LE RYTHME
D’où ce mode d’accrochage très particulier qui, même lorsque les peintures partent à l’assaut du mur, du sol au plafond, repose sur une première « ligne horizontale à hauteur de vue », afin que « les gens regardent les figures les yeux dans les yeux » et que, lorsqu’elles ont les bras levés, le public s’imagine dans cette situation de vulnérabilité devant un pouvoir qui s’exerce, quel qu’il soit. Des lignes, donc, se déploient, formées de blocs séparés par des respirations, tels les membres d’une phrase, avec parfois des juxtapositions de dessins, de photographies et de peintures dont la signification est à imaginer, à éprouver aussi. Le sourire énigmatique d’une figure humaine peinte s’éclaire du voisinage avec l’image d’un chat, tandis que se succèdent, coexistant dans la discontinuité, des mains au fusain mêlées dans leurs torsions par les enroulements de traits qui les forment, le surgissement de trois crocus aux couleurs claires et fraîches comme le printemps dont ils annoncent l’arrivée prochaine, le visage en gros plan d’Adolf Eichmann apparu et photographié sur l’écran de la télévision.
Des lignes s’étagent dans la hauteur des murs, telles des séquences dont la longueur varie suivant l’ampleur des séries de dessins réalisés par l’artiste à ses débuts, à la fin des années 1970. Elles y inscrivent, d’emblée, l’importance du rythme, de l’énergie et du mouvement (traits rapides, appuyés, nerveux, pénétration ou expulsion figurées), ainsi que les échos des tragédies de notre temps – les guerres qui ont scandé les dernières décennies, les armes qui y sont employées et les déplacements de population qu’elles entraînent.
INTENSITÉ ET RÉPÉTITIVITÉ
Résistant à l’accumulation des œuvres dans l’espace d’exposition, un sentiment d’urgence s’impose, correspondant à la façon dont travaille Miriam Cahn qui, dit-elle, « pein[t] comme si [elle] faisai[t] une performance » et ne revient sur une peinture qu’à distance et pour la transformer, non la parachever. «Je travaille très vite, explique-t-elle à la critique d’art Clara Schulmann, ça aussi c’est plutôt performatif. J’ai une heure ou deux d’action, tout est dans la concentration. » Et jour après jour, les œuvres précédentes ayant été retournées face contre le mur, roulées ou pliées, le processus reprend, certes de zéro, mais également dans le flux continu qui anime l’artiste.
Cette intensité, elle la retrouve en accrochant ses expositions, grâce à la légèreté des œuvres qu’elle conçoit de façon à pouvoir les manipuler : « Je dois avoir ce moment où je peux courir avec mes peintures et les poser partout. Ça va très vite, mais je dois pouvoir les porter. C’est justement ce que me dit la pensée par le corps, qui est très juste : elle ne me dit pas si c’est bien ou mal. Elle dit : “On fait comme ça”, “On ne peut plus faire comme ça, on fait autrement”. Et ça, ça me plaît beaucoup. » C’est aussi ce qui fait que, dès l’entrée de l’exposition, on se trouve saisi, pris entre, d’un côté l’ample courbe du Palais de Tokyo, les grands formats sur papier alternant entre le noir profond du fusain – qui, tantôt trace des scènes associant humains et animaux, tantôt engendre d’immenses paysages agités d’innombrables secousses – et les couleurs vives et liquides de champignons atomiques; et, de l’autre côté, des figures peintes en pied, toutes semblables, quoique traitées avec une grande variété de registres formels et chromatiques, toujours frontales, nous faisant face (RAUM-ICH [Espace-moi], 2010). On se trouve entraîné, hors de la linéarité chronologique, par ce mouvement sans fin, par cette « pensée sérielle » qui donne son titre à l’exposition.
Elle est cyclique, comme les menstruations qui ont donné leur cadre temporel à LESEN IN STAUB – 1 weiblicher monat (Lire dans la poussière – 1 mois féminin, 1988), comme les vagues qui vont et viennent, comme les saisons qu’évoquent, dans les paysages, certaines couleurs, blanc de la nature en sommeil et vert de sa renaissance, comme aussi la succession des morts et des naissances. Elle est répétitive parce que les corps, nus, et les têtes, simplifiées, y sont omniprésents, et que les motifs y font retour, d’autant plus souvent que des diaporamas sur petits écrans, imposant leur « cadence rythmique » au regard, montrent, avec des œuvres non exposées, certaines qui le sont. Répétitive, donc, parce que la mémoire fonctionne ainsi, parce que les guerres ne cessent de se reproduire et que l’artiste, au fond, se demande « comment/à quel moment une image devient-elle insupportable ? » (Note du 16.11.2022). Répétitive, enfin, parce qu’il y a le premier geste qui est révélation et que l’on ne peut que le refaire ensuite, parce que, comme l’a écrit Briony Fer dans The Infinite Line, « nous sommes perdus sans la répétition » ou, comme le formule Clarice Lispector, auteure appréciée de Miriam Cahn : « Une répétition revenant au même endroit produit peu à peu un creusement, la rengaine lassante dit toujours quelque chose. »
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« Ma pensée sérielle. Miriam Cahn », 17 février-14 mai 2023, Palais de Tokyo, 13, avenue du Président-Wilson, 75016 Paris.