« Less is more. » (Moins, c’est mieux.) Si cette phrase a été inventée au XXe siècle par l’architecte moderniste Mies vander Rohe, elle aurait facilement pu être prononcée par Johannes Vermeer au XVIIe siècle. Non seulement l’artiste hollandais s’est concentré sur un seul angle d’une pièce, mais il n’a probablement peint que 45 à 50 œuvres au cours de sa vie (il est mort à l’âge de 43 ans, laissant à sa veuve onze enfants et une dette colossale). Nous connaissons 37 tableaux et, bien que tous les experts ne s’accordent pas, 28 d’entre eux sont présentés dans cette magnifique exposition « Vermeer » au Rijksmuseum.
Bien qu’il s’agisse d’un miracle logistique que de rassembler les trois quarts de la production de Vermeer en une seule exposition, 28 tableaux, c’est encore très peu à accrocher dans un grand espace. Mais heureusement, les commissaires Gregor J.M. Weber et Pieter Roelofs ont fait confiance au principe du « less is more ». Plutôt que de réduire le nombre de salles ou de remplir la surface disponible avec des œuvres d’artistes contemporains de Vermeer ou des informations sur le monde à son époque, ils ont accroché chaque tableau en lui allouant un généreux espace, transformant en vertu ce qui aurait pu être un obstacle. Plusieurs toiles ont leur propre cimaise; certaines ont même une salle dédiée. L’effet d’un tel espace est de ralentir les visiteurs afin qu’ils accordent plus de temps à chaque œuvre. En ayant moins à regarder, nous contemplons ce qui est là avec plus d’attention et nous commençons à mieux voir.
Félicitations également au scénographe Jean-Michel Wilmotte, qui a fait peindre les salles du sol au plafond dans des tons sobres (mais non sombres)de rouge, de bleu et de vert foncés, et les a habillées de rideaux assortis. Les teintes réchauffent et adoucissent les espaces, conférant à l’exposition une digne théâtralité. Les tableaux brillent littéralement sur les cimaises. D’élégantes barrières semi-circulaires dans les mêmes couleurs ont été placées devant les peintures. La scénographie doit en effet relever le défi de contrôler la foule visitant une exposition aussi populaire tout en assurant la meilleure présentation possible des Vermeer.
Les commissaires ont également opté pour une approche « less is more » dans l’interprétation de Vermeer et de son œuvre. Et quel soulagement ! La plupart des salles comportent des textes soigneusement rédigés d’un ou deux paragraphes sur la vie et la carrière de Johannes Vermeer. Finis les petits cartels à côté de chaque peinture qui distraient et irritent par leur ton péremptoire. Ici, le titre, la date et le prêteur du tableau sont simplement inscrits au pochoir sur le mur, aisément lisibles à distance. Nous y jetons un coup d’œil sans avoir à effectuer cette pénible danse entre l’œuvre et le cartel qui perturbe si souvent le rythme du regard. Les commissaires ont fait confiance aux œuvres pour qu’elles parlent
d’elles-mêmes, et à nous pour que nous nous forgions nos propres opinions. Commissaires d’exposition du monde entier, prenez-en note !
UNE VISITE FAMILIÈRE
L’exposition commence par une mise en contexte avec les seuls paysages de Vermeer. D’abord, sa superbe Vue de Delft (1660-1661), qui nous rappelle d’où il vient et à quel point il est un peintre magistral. Puis, La Ruelle (1658-1659), une maison typique de Delft, avec des femmes qui cousent et balaient, et des enfants qui jouent dans la rue. Ce tableau nous conduit tout naturellement dans la sphère domestique, où nous resterons pour une bonne part de la suite du parcours.
Bien que l’accrochage ne soit pas strictement chronologique, dans la deuxième salle, les premières œuvres de Vermeer nous démontrent qu’il s’éloigne des peintures de genre classiques et des thèmes religieux ou mythologiques. Il apprend à utiliser la couleur, à traiter la lumière, à peindre les plis du tissu. Ce sont les œuvres d’un peintre habile mais sans plus. Personnellement, je ne devinerais pas qu’elles sont de Vermeer – alors que je peux habituellement reconnaître un Vermeer à cent pas.
Nous arrivons ensuite devant La Liseuse à la fenêtre (1657-1658) et La Laitière (1658-1659). Le Vermeer que nous connaissons est désormais présent. Les deux femmes sont isolées dans l’angle d’une pièce, la lumière entrant par la fenêtre de gauche. Quelque chose a évolué dans son approche esthétique ; Vermeer a trouvé son style – et sa dimension idéale, car ces tableaux et la plupart des suivants sont plus petits – avec succès. La palette des couleurs est réduite, la lumière fait ressortir les détails. La lettre de la jeune fille brille de mille feux, le pain sur la table de la laitière est tacheté de gouttelettes d’or. Vermeer a-t-il commencé à utiliser une camera obscura pour observer ces scènes et les doter de couleurs, de lumière et d’un sentiment de mise à distance par rapport au spectateur ? Peut-être. Quelle que soit la façon dont il est parvenu à cette manière, nous la retrouvons dans toute l’exposition, où un sentiment d’intimité, de mystère et de révérence pour la vie ordinaire est miraculeusement figé. Les tableaux du milieu de carrière de Vermeer sont habilement regroupés selon des thèmes tels que « femmes écrivant et lisant des lettres », « intermèdes musicaux », « femmes avec des visiteurs masculins », « femmes nous regardant fixement ». Voir autant de Vermeer réunis permet d’établir des comparaisons et de considérer ces tableaux comme les membres d’une même famille, avec leurs ressemblances et leurs différences. Nous pouvons retrouver sur plusieurs toiles certaines femmes, certains vêtements, certaines chaises et certains tapis, certaines ambiances. Nous pouvons comparer la lumière lorsqu’une fenêtre est ouverte ou fermée, ou le même mur peint avec ou sans tableau. Nous pouvons reconsidérer nos Vermeer de prédilection au
regard des autres.
LE TABLEAU PRÉFÉRÉ
J’avoue avoir une relation complexe avec mon tableau préféré, La Jeune Fille à la perle (1664-1967). C’est une toile que j’ai regardée, sur laquelle j’ai écrit et dont j’ai parlé à maintes reprises au cours des vingt-cinq dernières années. Inévitablement, elle m’est devenue si familière que je ne la « vois » pas toujours. Dans cette exposition, cependant, lorsque je l’ai contemplée à proximité d’autres Vermeer, elle a pris sa place parmi ses sœurs, ses cousines, ses voisines. Le tableau n’a plus été élevé au rang de « favori » ; au contraire, les autres œuvres sont devenues tout aussi puissantes et ont exercé leur magie secrète.
Je pensais bien connaître les tableaux de Vermeer, mais j’ai été surprise de découvrir de nouveaux détails, comme la fréquence avec laquelle il utilise le rouge, parfois pour un rehaut – des rubans dans les cheveux ou une ceinture sur une jupe jaune, le fil d’une boîte à couture – ou pour un vêtement. La laitière est dominée dans notre esprit par le bleu et le jaune, mais elle porte une jupe rouge. Dans toutes les salles, les pièces maîtresses étincellent comme des étoiles silencieuses et pailletées.
Il s’agit d’une exposition tellement importante – l’exposition « Vermeer » du siècle – que les collections trop pointilleuses pour prêter leur Vermeer regretteront d’avoir manqué la fête. Je suis particulièrement déçue que L’Art de la peinture (1666-1668) n’ait pas été prêté pour l’occasion par le Kunsthistorisches Museum, à Vienne. Dans ce chef-d’œuvre, on peut apercevoir l’artiste lui-même – en tout cas, un peintre qui nous tourne le dos, absorbé par son modèle et son travail (et qui porte des bas rouges). En effet, un mur vide attend l’œuvre, si Vienne changeait d’avis et permettait au peintre de faire une apparition tardive. Ce serait la façon idéale de conclure cette exposition exceptionnelle.
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« Vermeer », 10 février-4 juin 2023, Rijksmuseum, Museumstraat 1, 1071 Amsterdam, Pays-Bas.