Il existe un paradoxe Singapour. Tout comme Hongkong, autre Cité-État dédiée elle-aussi au commerce, au shipping et à la finance, le jeune pays n’a pas a priori vocation à devenir un spot notable pour l’art. Business first dans cette ville très anglo-saxonne aux allures de Manhattan, où les gratte-ciels grignotent le paysage, avant tout une destination de shopping de luxe pour les habitants du Sud asiatique qui en prisent le calme et la sécurité… Pourtant, l’art s’y taille une place grandissante. En janvier, le lancement de la foire Art SG a boosté la scène artistique, braquant les projecteurs vers ce petit territoire pris jadis sur la Malaisie, et apportant un flux important de visiteurs intéressés par l’art venus de toute la région, d’Inde et même d’Australie. Une étape importante, alors que les Chinois peuvent à nouveau voyager…
« Indéniablement, si Art SG a trouvé bon de venir ici, c’est aussi parce que ses galeries y trouvent un potentiel, sans parler de SEA Focus, qui existe depuis cinq ans », confie Tay Tong, directeur des arts visuels au National Art Council, organisme irriguant les initiatives culturelles sous la houlette du gouvernement. 2023 marque donc le grand retour de l’art à Singapour, après la pandémie, avec la Biennale (qui se poursuit ce mois-ci), la Singapore Art Week pendant la foire Art SG, l’ouverture de quelques galeries supplémentaires telle Woaw ou Whitestone Gallery avec un espace de 1 200 m2…
En dehors du catalyseur Art SG, le point d’orgue est la Singapore Biennale. Le plus : elle ne se déploie pas dans des shopping malls partenaires comme c’est en partie le cas pour la Biennale de Bangkok concomitante, mais dans des lieux dédiés à l’art, disséminés dans toute la ville et reliés par un shuttle avec QR code, et même sur Saint John et Lazarus Islands. Cette 7e édition, visible jusqu’au 19 mars 2023, est celle du changement. Organisée par le Singapore Art Museum (SAM), missionné par le National Arts Council, il repose cette fois sur un principe collaboratif très en vogue, avec quatre directrices artistiques, Ala Younis, Binna Choi, June Yap et Nida Ghouse. Surtout, « au lieu d’une thématique, nous avons opté cette fois pour un prénom : Natasha. Nous avons souhaité ouvrir la réflexion sur comment organiser une biennale aujourd’hui après la pandémie, et nous éloigner d’une échelle trop large, pour se concentrer sur un public plus régional », expliquent-elles.
Difficile de savoir si le choix de ce prénom a un lien avec l’artiste Natasha Tontey, qui livre dans les étages du Tanjong Pagar Distripark une importante installation et vidéo de performances interrogeant et déconstruisant la notion de masculinité dans les rituels du peuple Minahasan, en Indonésie. L’œuvre fait partie de la trentaine de commandes passées par la Biennale. « Natasha peut évoquer de nombreuses choses selon les individus : une nouvelle connaissance ou quelqu’un de plus familier ; un fragment de l’imagination ; ou une créature mythologique ; un lieu : ou même un une force ou un élément de la nature, que nous avons voulu nommer », résument les commissaires. En donnant à la Biennale un nom, elles ont aussi voulu suggérer que celle-ci est d’abord un être vivant. Et ainsi inviter à découvrir grâce aux œuvres des artistes une multitude de façons de témoigner de cette exploration du moi…
Si la manifestation est dispersée sur onze sites, le principal reste le 39 Tanjong Pagar Distripark, d’anciens entrepôts maritimes, abritant aussi des galeries, une maison de ventes aux enchères locale et un espace temporaire du SAM pendant ses travaux. À l’image de ce site tourné vers l’armada de cargos stationnant au large, vers le lointain, la soixantaine d’artistes reflètent cette ouverture vers la diversité de l’Asie, de Walid Raad (The Atlas Group) et sa cascade tombant de haut sur un groupe de dirigeants politiques des années 1980, une œuvre déjà ancienne qui subit des variantes à chaque itération, au Hongkongais Trevor Yeung, dont l’installation baptisée Le Pavillon des Regrets invite à déposer ou emporter des plantes, en passant par Afifa Aleiby et sa peinture de 1991 associant Guerre du Golfe, bas-reliefs mésopotamiens et iconographie occidentale des martyrs. Les propositions sont souvent réussies. Seul bémol : les problématiques apparaissent parfois cryptées pour le visiteur occidental et auraient mérité davantage d’explications, sachant que quelque 60 % des artistes (une cinquantaine) représentés sont asiatiques et, parmi eux, 25 % sont Singapouriens.
Parmi les nombreuses collaborations mises en place par la Biennale pour encourager les échanges, figurent des résidences d’artistes en Jordanie. « Comment créer un environnement dans lequel les artistes peuvent se sentir bien et continuer à créer des œuvres inspirantes ? C’est notre problématique et notre rôle », précise Tay Tong. Qui concède qu’être artiste à Singapour, notamment en raison de la pression immobilière, n’est pas une évidence. « Qu’une partie des artistes singapouriens parte travailler à l’étranger leur assure une plus grande visibilité internationale », ajoute-t-il.
Autre initiative, le nouveau programme SEA AiR (Studio Residencies for Southeast Asian Artists at the European Union au NTU Centre for Contemporary Art Singapore) a organisé aux Gillman Barracks en début d’année une exposition de jeunes artistes, fruit d’une collaboration entre Singapour et l’Union européenne. Y participaient entre autres la Villa Arson à Nice ou le WIELS à Bruxelles qui ont accueilli des artistes asiatiques en résidence sur le sol européen, respectivement Vuth Lyno (Phnom Penh) et Citra Sasmita (Bali)… S’y ajoutent des projets semi-privés, tel le tout nouveau SAM S.E.A Focus Art Prize, mis en place pour permettre l’acquisition d’œuvres d’art contemporain d’Asie du Sud-Est destinées au SAM, avec pour soutien pour cette édition inaugurale les collectionneurs Alan Lo et Yenn Wong, basés à Hongkong et Singapour.
D’autres artistes bénéficient de soutiens privés. À l’honneur cet hiver dans la chapelle désacralisée du centre pour la photographie et le film Objectifs, le photographe émérite Chua Soo Bin accueille ainsi en Chine des artistes en résidence. Ouverte il y a trois ans par un Espagnol dans le quartier historique de Bras Basah Bugis, la Cuturi Gallery offre à des artistes régionaux des ateliers au-dessus de la galerie pendant une durée variable, ainsi qu’un logement pour les artistes étrangers. « Les visiteurs et collectionneurs adorent qu’on leur fasse rencontrer l’artiste in situ », confie Kevin Troyano Cuturi, qui explique qu’étant donnés les coûts élevés de location des espaces pour les galeries, elles ne sont guère enclines à prendre des risques, « contrairement à une ville comme Londres où il existe des quartiers plus abordables ». Largement axée sur la peinture, sa programmation défend « à 50 % des artistes singapouriens, à 50 % du reste du monde, tel Hubert Le Gall ». Parmi les artistes passés en résidence figurent Rebecca Brodskis ou Gaël Davrinche, tandis que le Singapourien Israfil Ridhwan, né en 1999, bénéficie actuellement du programme.
Pendant ce temps, d’autres initiatives visent à « montrer dans quelle mesure aujourd’hui la définition de l’artiste est devenue large, et qu’il y a de l’art pour chacun », précise Natalie Tan, directrice adjointe des arts visuels au National Arts Council. Singapour entend se positionner en matière d’arts numériques, montrés entre autres à l’Arts House, reflet du plan pluriannuel du gouvernement, axé sur la culture. Ou jusqu’au 16 avril au Singapore Art Museum dans ses locaux du Tanjong Pagar avec l’installation de Joo Choon Lin, un brin kitsch mais tournée vers les nouvelles générations. Autre vitrine officielle de cette volonté de se tourner vers le présent et l’avenir : le National Design Centre met clairement en avant les applications pratiques du design dans l’aménagement urbain, avec l’appui massif d’imprimantes 3D et de préfigurations numériques de projets faisant appel au recyclage, notamment des plastiques.
Pas à pas, la scène artistique évolue à Singapour. La présentation, inédite, de la collection d’art minimal occidental de Pierre Lorinet, bâtie avec le concours d’Edouard Mitterrand, aux Gillman Barracks pendant la fertile Singapore Art Week en janvier, pourrait inciter d’autres collectionneurs à se montrer davantage… Reste que l’évolution justement de Gillman Barracks reste incertaine. Transformé en destination combinant art et art de vivre, avec des restaurants pour faire venir plus de monde dans cet ancien centre d’entraînement pour les militaires britanniques, ce site qui a le charme d’un campus a vu partir plusieurs galeries ces dernières années et a besoin d’un nouvel élan. Singapour, jeune nation qui peut s’appuyer sur son multiculturalisme, a encore besoin de maturation. Un work-in-progress qui pourrait être conforté par le retour l’an prochain d’Art SG, elle aussi en quête de pérennité.