Lovée au cœur des Alpes suisses, la Fondation Opale ne cesse de célébrer la singularité et la vitalité de l’art aborigène. Explorant la fascination que ces œuvres oniriques exercèrent de façon intuitive sur Yves Klein, une stimulante exposition ouvre un champ de recherche inédit. Située dans le dernier continent à avoir été colonisé par les Européens, l’Australie – et les peuples autochtones qui l’occupaient depuis plus de 60 000 ans – fut longtemps la cible de préjugés ethnocentristes pour le moins accablants. Premiers contacts, premiers malentendus : les Aborigènes pensent tout d’abord que ces hommes à la peau blanche faisant irruption sur leurs terres sont leurs ancêtres venus leur rendre visite. Un même terme désigne alors les envahisseurs européens et les esprits des morts – ou leurs cadavres dont les corps sont précisément dépigmentés pour devenir blancs.
INTÉRÊT TARDIF POUR L’ART ABORIGÈNE
Mais, à cette curiosité initiale, teintée d’incompréhension, succède bien vite le temps de l’hostilité et des affrontements. « Tout ce qu’ils semblaient désirer, c’est que l’on s’en aille », résumera très laconiquement le capitaine James Cook dans son journal de bord, le 29 avril 1770. Il faut dire qu’aux yeux des Européens, ces populations de chasseurs-cueilleurs, nomades ou semi-nomades, ne sont que des peuplades primitives demeurées au stade de la sauvagerie! « Quant au continent australien, il semble avoir ignoré toute espèce d’art. La race qui s’y meurt, une des plus inférieures des races humaines, paraît avoir épuisé toute la veine de son médiocre génie par l’unique création de son arme de jet, l’extraordinaire boomerang », peut-on encore lire en 1919 dans l’ouvrage L’Art nègre et l’art océanien, coécrit par l’historien d’art Henri Clouzot et le collectionneur André Level… C’est précisément en raison de ces clichés tenaces que les productions artistiques aborigènes furent longtemps cantonnées dans les musées d’anthropologie et exclues délibérément des premières expositions d’art « primitif » en Europe.
Comme ce fut déjà le cas pour les arts africains et océaniens, les poètes et les artistes sont les premiers à poser un regard ébloui et décomplexé sur cet art aux antipodes des canons esthétiques et des modes de pensée européens. En 1917, le poète et activiste Tristan Tzara, figure de proue du mouvement Dada, interprète trois chants aborigènes arrarnta devant le public zurichois du Cabaret Voltaire. Dix ans plus tard, le grand éditeur Christian Zervos publie dans une édition spéciale de ses Cahiers d’art un saisissant masque en écaille de tortue des îles du détroit de Torrès. Même si, reconnaissons-le, les surréalistes et André Breton lui-même ne semblent encore accorder que peu d’intérêt à l’art des peintres aborigènes… C’est à partir de 1929, avec la première exposition de peintures sur écorce de la terre d’Arnhem au National Museum of Victoria de Melbourne, qu’une prise de conscience émerge peu à peu. Mais la révélation de l’art aborigène au public européen se fera, en grande partie, par l’entremise d’un jeune Tchèque installé en France : Karel Kupka (1918-1993). Grâce à ses multiples séjours en Australie entre 1951 et 1972, grâce également à la confiance nouée avec les artistes initiés de certaines régions, le peintre et ethnologue collecte pour le musée d’Ethnographie de Bâle (devenu musée des Cultures de Bâle), puis pour le musée des Arts d’Afrique et d’Océanie de Paris (MAAO) de magnifiques ensembles de peintures sur écorce, de poteaux funéraires et de sculptures d’une force poétique inouïe. Quel fut leur impact sur les artistes ? Yves Klein les connaissait-il, lui qui caressait le rêve de se rendre un jour en Australie ?
UN CHEMINEMENT INTUITIF
C’est à une véritable enquête que se sont livrés Philippe Siauve, directeur de la Fondation Yves Klein (Paris), ainsi que Bérengère Primat et Georges Petitjean, de la Fondation Opale, pour tenter de retrouver le cheminement intuitif qui a conduit l’auteur des Anthropométries aux peintures cosmiques et spirituelles des peuples aborigènes. On savait que l’artiste se disait davantage passionné par l’art pariétal de la préhistoire que par les arts d’Afrique et d’Océanie. Pourtant, la présence dans les archives Klein de mystérieux dessins d’allure « chamanique » a ouvert une autre piste. Loin d’être fortuites, ces œuvres s’avèrent directement inspirées de deux ouvrages savants : Australian Aboriginal Decorative Art, rédigé par l’anthropologue Frederick D. McCarthy et publié pour la première fois en 1938, et Australian Aboriginal Art, de Charles Barrett et A. S. Kenyon, édité par le National Museum of Victoria. Si le parcours de l’exposition s’ouvre sur ces rapprochements iconographiques pour le moins troublants (pourrait-on même parler d’emprunts, d’hommages, voire de plagiats, tant la ressemblance est frappante ?), l’intérêt de la démonstration apparaît tout autre. À contempler les expérimentations monochromes et absolues de l’artiste, ses empreintes et ses traces jetées de façon pulsionnelle sur le champ de la toile, ou encore ses peintures stellaires à l’épiderme croûteux, les affinités électives entre Yves Klein et les peintres aborigènes semblent infiniment plus complexes et plus profondes. Comme si un fil secret reliait l’artiste français à ces homologues des antipodes, bien au-delà de leur horizon culturel et des mythes qui ont forgé leur identité… Il faut alors se laisser porter au gré de cet accrochage qui plonge le visiteur dans l’infiniment Bleu, avant de le confronter aux peintures quasi abstraites et volontairement cryptées de ces artistes visionnaires, viscéralement attachés à leur terre, à leurs ancêtres et à leurs récits cosmogoniques. Des toiles telluriques d’Emily Kame Kngwarreye aux paysages sismiques de Sally Gabori, en passant par les visions «édéniques» de Danie Mellor – dans lesquelles le bleu, qui renvoie à la porcelaine de Chine importée en Australie, est une métaphore de la colonisation –, ce parcours est à la fois libre et subjectif. Décloisonnant art occidental et art aborigène, anthropologie et histoire de l’art, cette exposition est un vagabondage poétique et sensible.
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« Yves Klein. Rêver dans le rêve des autres », 10 décembre 2022- 16 avril 2023, Fondation Opale, route de Crans 1, 1978 Lens, Suisse.