Disposer de l’intégralité du vaste espace de la galerie Ceysson & Bénétière au Luxembourg pour une première collaboration n’est pas donné au premier venu et constitue un fameux défi. Fort de quarante ans de pratique, le peintre belge Yves Zurstrassen (né à Liège en 1956) n’a eu, lui, aucune difficulté à le surmonter et livre une exposition parfaitement calibrée pour les lieux. Celle-ci revient sur les dix dernières années de son travail et vient faire écho, mais dans une tout autre configuration, à celle que lui avait consacrée le Palais des Beaux-Arts à Bruxelles en 2019. On y retrouve notamment la série des Pattern Paintings (2015) qui ont la particularité d’être quasiment peints en noir et blanc, alors que Zurstrassen est un maître de la couleur. En témoigne l’exceptionnel cycle des Fonds jaunes (2019), poursuivi par les Fonds bleus (2020), lesVermillons et bleus (2021) ou encore la série des Fleurs (2022) qui, malgré son titre, relève bien de l’abstraction, à l’instar de celles qui précèdent.
RUPTURES & EQUILIBRE
En plus d’être un fervent adepte de la couleur, Zurstrassen se révèle un virtuose de la composition, aussi déstructurée qu’elle puisse parfois apparaître. Il détermine également lui-même l’agencement de ses toiles dans ses expositions personnelles qu’il trace au cordeau, dans les règles qu’il s’impose pour en établir la juste place. Ainsi, toutes les œuvres citées sont constituées de carrés dont les plus grands formats atteignent les deux mètres. En corollaire, on peut considérer qu’une exposition d’Yves Zurstrassen s’ordonne comme ses tableaux, soit une vaste installation parfaitement équilibrée – y compris dans ses ruptures – qui s’arpente comme une expérience picturale unique.
En parcourant celle-ci, le visiteur se rend compte que chaque œuvre, chaque toile, chaque série, chaque cycle procède d’un large ensemble auquel le peintre donne corps au gré de ce qu’il veut bien nous livrer. On imagine de la même façon que ce qu’il nous donne à voir n’est que la pointe émergée d’immenses icebergs picturaux, à la mesure des ateliers qu’il occupe, à Bruxelles comme ailleurs. Ceux-ci ne constituent pas uniquement le lieu de l’acte de peindre et des procédés, mais bénéficient en outre d’espaces où les dispositifs d’accrochage des expositions à venir peuvent être testés. Maîtrise toujours.
DECOLLAGE / RECOLLAGE
Si sa peinture, que l’on peut sans conteste qualifier d’abstraite, peut être par commodité rapprochée de celle de Philip Taaffe, Jonathan Lasker ou encore Albert Oehlen, sa participation à l’exposition « Hartung et les peintres lyriques » (Fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture, Landerneau, 2016) signale que ses débuts l’assimilaient plutôt à ce type d’abstraction. Il s’en est détaché depuis, privilégiant désormais des superpositions de plans qui ne se dévoilent cependant que par un regard de proximité : il n’existe jamais de point de vue ou de lecture univoque de ses toiles. Si, de loin, le fond et la forme peuvent se confondre, une approche plus circonstanciée révèle non pas son processus de travail, mais les traces qu’il veut bien en laisser, lui qui multiplie les procédés de ce qu’il nomme des « décollages ». Combinaisons et chevauchements de formes, de textures et de couleurs viennent ainsi dynamiser certains de ses tableaux, comme ceux de la série des Still Life. Depuis, il s’est élaboré un répertoire de formes et de motifs sous la forme de pochoirs qu’il inclut dans ses toiles avant de les peindre et plus tard de les retirer. Les empreintes ainsi créées marquent la déperdition maîtrisée de la peinture, parfois avec un saisissant effet de 3D, alors que la stabilité de l’ensemble est assurée par les formats carrés des tableaux, évoqués plus haut.
Ainsi, d’étape en étape, cet intarissable expérimentateur d’une pratique picturale minutieuse remet assidûment son travail en question afin d’éviter à tout prix de s’enfermer dans le piège de la répétition. Cela ne l’empêche pas d’élaborer une œuvre à nulle autre pareille, dont les entrelacs et les variations composent un corpus qui se nourrit en quelque sorte de lui-même comme s’il était en constante mutation.
Sa toute récente série des Recollages, où il est cette fois question de récupérer des éléments de travaux non retenus précédemment, ouvre ainsi de nouvelles perspectives. La couleur y règne en maître et lui fait renouer avec un certain esprit baroque, même s’il ne s’agit encore que de petits formats.
-
« Yves Zurstrassen, Ten Years », jusqu’au 4 mars 2023, Galerie Ceysson & Bénétière, 13-15 rue d’Arlon, 8399 Wandhaff, Luxembourg.