Caravage et ses émules passionnent les foules, mais, aussi surprenant que cela puisse paraître, les études n’en étaient encore qu’à leurs balbutiements il y a quelques décennies. Si bien des découvertes ont été faites depuis, certains mystères résistent encore aux historiens d’art. L’un d’eux est justement le Pensionante del Saraceni, dont le nom de convention cache l’un des caravagesques les plus brillants.
Les « vraies » natures mortes sont des leurres. Ainsi, en observant Melon, pastèque et fruits sur un entablement, l’œil est d’abord attiré par quelques détails insignifiants, comme le melon trop mûr et la pastèque tranchée qui sont sur le point de se gâter en cette fin d’été. Très vite pourtant, notre regard est accroché par la feuille de figuier dont on pourrait presque caresser le velouté, ou par la poire très avancée dont la chair est certainement un peu pâteuse… Impossible de fixer un seul détail en particulier, c’est le propre des « vraies » natures mortes, qui suscitent des sensations physiques variées chez l’observateur avant même que celui-ci ne songe à tenter d’y chercher un sens.
Matthieu Fournier, directeur associé du département Maîtres anciens et du XIXe siècle chez Artcurial, ne cache pas son enthousiasme : « Rien n’est plus vivant qu’une nature morte. Le peintre capture ici un instant de vie qu’il immortalise sur la toile. Cette composition fascine par son caractère radical, extrême. Elle offre cette vision à couper le souffle qu’imposent les chefs-d’œuvre. Elle suscite un silence béat, admiratif de l’audace d’un peintre encore mystérieux, capable de faire d’un simple clou et de son ombre le pinacle d’une composition dont on ne se lasse jamais et qui, toujours, exerce une attraction presque mystique. »
UNE HISTOIRE DE PASTÈQUES
En 1943, Roberto Longhi réunit quatre œuvres et donne à leur auteur le nom de « Pensionante del Saraceni » : Le Reniement de saint Pierre (Vatican, Pinacoteca Vaticana), Le Vendeur de fruits (Detroit, Detroit Institute of Arts), Le Vendeur de volailles (Madrid, Museo Nacional del Prado) et Le Cuisinier (Florence, Galleria Corsini). Selon le célèbre historien d’art italien, l’artiste se distinguerait par ses figures à mi-corps dépeintes dans une atmosphère « populaire » mais avec un ton intimiste. Des intonations quelque peu françaises rappelleraient l’œuvre de Jean Le Clerc, élève de Carlo Saraceni (1579-1620), mais les tableaux dont il est question sont d’une qualité bien supérieure. En 1954, l’historien d’art Halldor Soehner penchait en faveur d’un artiste flamand, en rapprochant le tableau de la Galleria Corsini de natures mortes dues à des peintres flamands. En 1990, le spécialiste de la peinture du XVIIe siècle Gianni Papi réfutait cette hypothèse au profit d’un artiste hollandais.
En réalité, depuis 1943, la plus grande découverte concernant le Pensionante del Saraceni a été l’ajout au corpus de la Nature morte à la carafe et au melon de la collection Samuel H. Kress (Washington, National Gallery of Art), que Longhi avait lui-même attribuée à Caravage. Mais l’historien d’art allemand Frits Baumgart la rendit au Pensionante en 1954, en faisant valoir une similitude évidente des fruits, notamment la pastèque, avec ceux du Vendeur de fruits conservé à Detroit. Nouveau bouleversement en 2002, lorsque Mina Gregori, la directrice de la Fondazione Roberto Longhi, met en lumière Melon, pastèque et fruits sur un entablement, présenté pour la première fois à l’exposition « Natura morta italiana, tra Cinquecento e Settecento » à la Kunsthalle der Hypo-Kulturstiftung, à Munich (2002-2003). Ces natures mortes autonomes prouvent que le Pensionante del Saraceni connaissait celles de Caravage mais qu’il était aussi doté d’une culture très étendue.
Or, certains spécialistes ont commencé à se demander s’il n’y aurait pas un, mais deux Pensionante del Saraceni : le premier serait l’auteur du corpus établi par Longhi et le second aurait peint les natures mortes avec une pastèque : celle de Washington et celle mise en vente par Artcurial. Cette hypothèse a dominé les débats à l’occasion de l’exposition « Carlo Saraceni. Un veneziano tra Roma e l’Europa » qui s’est tenue au Museo Nazionale di Palazzo Venezia, à Rome, en 2013.
VERS LA RÉSOLUTION DE L’ÉNIGME ?
Spécialiste de l’œuvre de Carlo Saraceni, la Vénitienne Chiara Marin lui a consacré sa thèse de doctorat soutenue en 2013 (École pratique des hautes études – Sorbonne et Università Ca’ Foscari) et en publiera prochainement le catalogue raisonné. Depuis une dizaine d’années, elle travaille sur le corpus du Pensionante del Saraceni et considère que le peintre pourrait bien n’être ni italien, ni français, ni flamand, ni hollandais, mais espagnol : il s’agirait du jeune Juan Bautista Maíno, dont aucune œuvre réalisée à Rome n’est identifiée alors qu’il y était présent au moins de 1604 à 1611. S’il n’existe pas de document permettant d’établir un lien direct entre Maíno et Saraceni, Chiara Marin montre qu’ils habitaient à proximité à Rome et fréquentaient les mêmes cercles, tel celui du marquis vénitien et pro-espagnol Vincenzo Giustiniani, soutien important de Caravage.
Bâtir le corpus du Pensionante del Saraceni nécessite de suivre les moindres variations d’un jeune artiste épris de la fièvre créatrice de la Rome des années 1600-1610. « Le tableau de Washington et celui d’Artcurial, reprend Chiara Marin, se distinguent du Vendeur de fruits de Detroit, où le peintre rendait explicitement hommage à la Corbeille de fruits de Caravage. Dans ces deux natures mortes autonomes, il semble avoir fait un pas de côté pour retrouver sa palette plus sombre et son identité artistique hispanique. Tout à coup, on a l’impression que Maíno voulait souligner ses racines, comme le jeune Ribera au même moment d’ailleurs. »
Alors que Maíno est rentré en Espagne en 1611, Carlo Saraceni et lui reçoivent en 1613 des commandes de la cathédrale de Tolède, ce qui n’est peut-être pas un hasard mais résulte d’un geste de l’Espagnol vis-à-vis de son maître vénitien. Chiara Marin précise que « si les natures mortes du Pensionante del Saraceni étaient très marquées par la dramaturgie espagnole, il semblerait que, de retour sur sa terre natale, Maíno ait eu conscience des atouts du flamboiement de la palette vénitienne de Carlo Saraceni, dont seul le Vénitien pouvait se vanter parmi tous les caravagesques. Nous connaissons majoritairement des scènes religieuses de Maíno, mais la filiation avec Carlo Saraceni se lit dans les paysages ou dans la morphologie du personnage du vieux barbu qui revient d’un tableau à l’autre. » En outre, tout au long de sa carrière, Maíno poursuit ses recherches sur les natures mortes, qu’il dispose au premier plan de ses compositions. Chiara Marin fait ainsi observer que « face à l’Adoration des bergers, une composition de 3 mètres de haut conservée au Prado, notre regard est moins attiré par les figures que par l’agneau agonisant aux pattes repliées ou le panier aux œufs blancs sur la droite, une nature morte extrêmement émouvante. Avec la verve d’un peintre de nature morte, il introduit par exemple dans son Adoration des mages, autrefois à Tolède et aujourd’hui au Prado, des feuillages rampants qui ponctuent la composition. Comme des notes d’une partition de musique, ils semblent faire résonner dans l’atmosphère une douce mélancolie. » Celle d’une jeunesse dorée dans une Rome tumultueuse où Caravage et ses proches bouleversèrent l’histoire de la peinture ?
Les recherches à propos du Pensionante del Saraceni rappellent sensiblement celles autour du Maître du Jugement de Salomon. En 1916, Roberto Longhi acquiert cinq portraits d’apôtres qu’il pense être du Français Guy François (1578-1650). En 1943, il les associe à un groupe de toiles qu’il propose de réunir sous le nom d’œuvres du Maître du Jugement de Salomon, peintre dont les historiens d’art ont tenté pendant quatre décennies de percer l’identité. Finalement, en 2002, alors que ce corpus compte désormais une soixantaine d’œuvres, Gianni Papi suggère que l’inconnu pourrait être le jeune Ribera, hypothèse suivie par son confrère Nicola Spinosa en 2008, et confirmée en 2015 par deux jeunes chercheurs italiens : Giuseppe Porzio et Domenico D’Alessandro découvrent un document d’archives capital, qui prouve que Ribera était présent dans la péninsule italienne à une date que l’on ne soupçonnait pas. L’histoire de l’art incite souvent à la patience, mais elle est source de belles histoires.
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« Maîtres anciens & du XIXe siècle », 22 mars 2023, Artcurial, 7, rond-point des Champs-Élysées-Marcel-Dassault, 75008 Paris.