José María Sicilia : Suspendu à un fil
Depuis une dizaine d’années déjà, José María Sicilia travaille à « rendre visible l’invisible », à traduire à l’aide de programmes informatiques le chant des oiseaux, le fonctionnement de la vision, ou les ondes sismiques de Fukushima. Il renoue ainsi avec les origines de l’abstraction et du cinéma d’avant-garde, les rêves de correspondance des arts et de synesthésie. Pour faire suite à ces procédures complexes objectives qui placent l’aspiration poétique, voire spirituelle, sous l’autorité de la science, il choisit la broderie et se donne la plus grande liberté dans le choix des couleurs. Comme on le comprend, l’argument de la traduction n’est pas seulement un moyen de renouveler le discours de l’abstraction mais aussi d’appréhender par l’art les réalités les plus diverses. L’argument de la traduction ne doit pas nous empêcher de voir qu’avec la broderie, José María Sicilia continue par d’autres moyens la peinture. Les géométries inédites, formées d’une multitude d’éclats portés à un haut degré de définition et d’intensité par l’épaisseur et le brillant des fils de soie, bouleversent l’ordre décoratif (Accident). Ailleurs, pour Lucciola, sont empilés dans des caisses américaines trois plans de toile transparente, superposant des blocs de couleur et des lignes de contour, jouant de différences de netteté, dessinant avec le fil des stries et des déflagrations. La broderie devient moyen de peindre et d’écrire dans l’espace, et de répondre au défi de l’écran d’ordinateur par un retard en toile.
Du 11 février au 25 mars 2023, Galerie Chantal Crousel, 10, rue Charlot, 75003 Paris
Marinella Senatore : Alliance des corps
« We rise by lifting others » (nous nous élevons en soulevant les autres) : c’est par cette citation en lettres de lumière Led, augmentée d’une guirlande et d’une rosace disposée en façade de la galerie, que Marinella Senatore nous invite à découvrir son univers artistique tourné vers l’action et la participation. Le style de cette enseigne, emprunté aux décors de fêtes religieuses ou civiles du sud de l’Italie, et l’appropriation de cet élément de culture populaire ont valeur de manifeste. C’est d’abord par des performances collectives avec des amateurs, voire des foules d’amateurs, que Marinella Senatore s’est fait connaître. La grande photo qui nous accueille présente un groupe presque exclusivement féminin, qui semble s’être compacté dans l’urgence pour faire tableau ou sculpture. Elle promeut avec drôlerie la School of Narrative Dance qui est la grande affaire de l’artiste, appel à une narration partagée. Ce bloc humain est un concentré d’action et d’histoires, un bloc d’énergies, un monument au présent. Malgré les dessins inspirés de manifestations de rue, l’artiste n’appelle pas à l’insurrection mais à « l’alliance des corps ». Pour cet engagement politico-artistique, elle n’hésite pas, dans des collages ou des œuvres lumineuses, à faire du doute de Beckett (Dance first, Think later) un programme d’action, et du « je » de Walt Whitman (I contain multitudes) une expression du collectif.
Du 9 février au 18 mars 2023, Galerie Ceysson & Bénétière, 23 rue du Renard, 75004 Paris
Eugène Gabritschevsky : Le Théâtre des mutations
Au sein de l’art brut, Eugène Gabritschevsky (1893-1979) occupe une place un peu à part puisqu’il était doté d’une culture artistique et avait même, parallèlement à sa carrière de biologiste, entamé une activité artistique avant son internement. C’est par la profusion et la diversité de ces sources, l’alternance d’œuvres qui semblent regarder vers le monde d’hier, vers l’univers du théâtre en particulier, et ses expérimentations techniques qu’il a suscité l’admiration de Dubuffet ou de Daniel Cordier. Ce télescopage des époques, par certains côtés, le rattache à l’univers symboliste ou expressionniste, et par d’autres en fait un expérimentateur de son temps, Daniel Cordier voyant en lui « un homologue pathologique » de Klee. Sa liberté par rapport aux styles, à l’histoire, nous le rend d’autant plus proche aujourd’hui. Parmi les œuvres, figure une feuille quadrillée, type cahier d’écolier, sur laquelle ont été tracés une centaine de motifs colorés dans l’esprit des bandes typographiques décoratives. Certaines reproduites et agrandies ont été collées aux murs comme ornement et outil de liaison ou de connexion entre les œuvres. Au centre de cet accrochage particulièrement dense et riche, cette modeste feuille de notation rayonne doublement, comme la suggestion d’une image dans le tapis à chercher dans cette production fascinante.
Du 28 janvier au 25 février 2023, Galerie Christophe Gaillard, 5 rue Chapon, 75003 Paris
Paul van der Eerden : Titititretleletititit
L’enseigne expose un choix de dessins fait par le galeriste Bernard Jordan dans la production foisonnante de Paul van der Eerden. Ces feuilles, où la figure humaine est omniprésente, sont le plus souvent soignées, avec de beaux volumes rendus par des dégradés à la mine de plomb et, dans bien des cas, avec l’emploi de crayons de couleur pour le fond. L’ensemble évoque un univers futuriste angoissé, un peu daté, dans lequel les individus tantôt se perdent dans l’anonymat de masses, la mécanique des rapports sexuels, tantôt sont traversés par l’angoisse ou le cri, plus rarement par la sérénité d’une plénitude formelle ou d’une épure. Un bel exemple de ces libres associations est cette image d’un corps en mouvement de profil venant rencontrer une tête cubique qui crie ou s’apprête à le faire, sans s’être annoncée. Paul van der Eerden nourrit son imagination de littérature et de poésie, il dit qu’il aurait aimé faire de la bande dessinée et que ses dessins traduisent aussi ce désir de récit. Et d’ailleurs, il pratique parfois la fragmentation en cases ou séquences visuelles. On croise, incidemment, les ombres de Giovanni Battista Bracelli ou de John Singleton Copley, le tubisme et le cubisme. Ces concentrés d’histoires parlent aussi du travail, de la liberté sous contrainte (celle du cadre, celle de la variation) que représente cet engagement quotidien dans le trait.
Du 16 février au 31 mars 2023, Galerie Bernard Jordan, 12 rue Guénégaud, 75006 Paris