En 1944, Jonas Mekas (1922-2019) et son frère Adolfas (1925-2011), célébrés par la suite pour leur œuvre cinématographique et littéraire d’avant-garde, fuient la Lituanie, laissant derrière eux leur famille. Suivent quatre années passées dans des camps de travail puis de personnes déplacées avant qu’ils puissent rejoindre, ensemble, les États-Unis. À leur arrivée à New York en 1949, enfin libres, ils achètent une caméra Paillard-Bolex et commencent à filmer leur quotidien. Selon une vision poétique et radicale, ils mêlent dès leurs premières réalisations passé et présent, souvenirs et sentiment de l’absence, intimité et imagination.
GARDER LE LIEN
En 1957, après un long, très long silence dont on ne sait pas grand-chose, les deux frères entament une correspondance avec leur mère, qu’ils n’ont pas vue depuis treize ans et qui vit toujours dans le village de leur enfance. Lettre après lettre, ils racontent leur vie new-yorkaise et leurs voyages, expliquent les aléas des tournages, rapportent leur succès comme leurs échecs. Ils analysent avec acuité la société américaine, gangrenée par la quête effrénée de l’argent, mais qui offre également sa chance aux nouveaux venus. Nostalgiques, ils évoquent les jours heureux et lointains en Lituanie. Ainsi, dix-huit ans après avoir quitté son village, Jonas écrit : « Je suis ici maintenant, et je pense à vous tous à l’autre bout du monde. Je n’aurais jamais pensé que je me retrouverais un jour si loin. Et je me dis alors : que faire de toutes ces villes, cet exotisme, ces journalistes, ces films ? Je voudrais être à nouveau avec vous, discuter avec tous, être à Semeniškiai, même si Semeniškiai est désormais tout autre – juste être à la maison. »
L’ouvrage vaut avant tout pour ces lettres, même si l’on regrette leur reproduction sous la forme de tapuscrits spécialement créés pour l’édition et non sous celle des originaux, qui auraient nécessité l’impression d’une traduction en regard. Elles forment un beau témoignage sur la vie de ces deux artistes, sur l’éternel exil qui les a hantés leur vie durant et sur les liens à la fois serrés et distendus entretenus avec leur mère et leur terre natale (les deux se confondant parfois). Il vaut également pour les nombreuses photographies de Jonas et Adolfas Mekas et de leur famille, qui donnent à ces échanges épistolaires une épaisseur de chair. En revanche, la préface signée du cinéaste canadien R. Bruce Elder ne compense pas l’absence d’un essai sur cette correspondance, qui aurait permis une meilleure compréhension du contexte d’écriture, mais aussi de la publication de celle-ci.
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Jonas et Adolfas Mekas, Ligne(s) de vie, Vilnius, Post Scriptum. Littera, 2022, 320 pages, 45 euros.